Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2014). Jean-Loup Samaan propose une analyse de l’ouvrage de Raphaël Lefèvre, Ashes of Hama: The Muslim Brotherwood in Syria (Hurst, 2013, 288 pages).
Alors que les Frères musulmans constituent l’un des acteurs incontournables de la révolution syrienne, un éclairage sur la généalogie du mouvement s’avère précieux. Raphaël Lefèvre commence par souligner, contrairement aux raccourcis médiatiques, que les Frères syriens ne sont pas un simple satellite de la maison mère égyptienne. L’éclosion du mouvement en 1945, avec son leader Moustapha al-Sibai, doit être comprise dans le contexte sociopolitique propre à la Syrie : les rivalités communautaires entre sunnites et alaouites qui se juxtaposent à une rivalité entre bourgeoisies urbaines d’Alep, de Homs, de Damas d’un côté et les populations rurales de l’autre. Les Frères se sont ainsi développés au sein du premier groupe tandis que la campagne syrienne fut séduite par le Baas et sa doctrine panarabe socialiste.
L’auteur montre bien dans les chapitres suivants la radicalisation des Frères, expliquant les choix tactiques qui y conduisent. Après avoir joué le jeu parlementaire dans la brève période démocratique de la Syrie, le mouvement devient la première force d’opposition aux régimes militaires qui se succèdent. L’arrivée d’Hafez al-Assad au pouvoir exacerbe la fracture communautaire, le Baas s’appuyant sur les alaouites des campagnes contre les élites sunnites proches des idées de la Confrérie. Le passage à l’insurrection à la fin des années 1970 est toutefois le résultat de dissensions dans le mouvement, la branche de Hama préconisant la radicalisation contre celle de Damas. S’ajoute l’émergence d’une organisation djihadiste, l’Avant-Garde combattante, qui se lance dans la lutte armée. Si l’Avant-Garde n’appartient pas à la Confrérie, elle y recrute, ce qui conduit Assad à peindre celle-ci et les Frères comme parties d’une même organisation. S’ensuit la terrible répression qui frappe Hama en 1982.
Depuis lors, quand les leaders n’ont pas été emprisonnés, ils ont été condamnés à l’exil. Mais ce qui menace progressivement l’existence du mouvement est la nouvelle tactique d’ouverture mise en place à Damas par Hafez puis Bachar al-Assad. S’appuyant sur une partie du clergé sunnite et des Frères repentis, le pouvoir baasiste entend détruire l’assise sociale du mouvement. S’ajoute en 2006 une alliance hasardeuse des Frères en exil avec l’ancien vice-président Abdel Halim Khaddam qui nuit fortement à l’image de l’organisation.
La partie la plus intéressante de l’ouvrage est la lecture de la révolution syrienne en cours à l’aune de l’histoire des Frères. Lefèvre rappelle quelques données importantes. Les Frères ne constituent aujourd’hui que par défaut la force politique la plus importante dans la nébuleuse de l’opposition syrienne. Cette situation est plus le résultat de l’extrême fragmentation de la coalition syrienne que d’une forte cohésion autour de la Confrérie. Condamnés à l’exil durant trois décennies, les Frères ont perdu leurs attaches avec la société syrienne. En outre, cette dernière a changé : le clivage bourgeoisie sunnite contre paysannerie alaouite a laissé place à l’émergence d’une vaste classe moyenne. La révolution n’a pas commencé dans les bastions de la Confrérie (Hama, Alep) mais dans des villages tels que Deraa. Enfin, l’auteur souligne le choc générationnel entre leaders vieillissants d’un mouvement en exil et jeunes rebelles qui ne se tournent plus vers la Confrérie.
L’ouvrage de Lefèvre permet de réévaluer l’influence conférée aux Frères dans la révolution et pose la question du rôle de l’organisation dans une Syrie post-Assad. Au vu des rivalités internes à l’opposition mais aussi de la difficulté de la Confrérie à se réimplanter dans le pays, ce rôle semble pour le moins incertain.
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