Thibaud Marijn a rédigé un article sur les groupes d’autodéfense au Mexique, à paraître dans le numéro d’hiver 2014 de Politique étrangère. Il a bien voulu répondre à trois questions, en exclusivité pour politique-etrangere.com.

Mexique1) L’affaire des 43 étudiants disparus d’Iguala, au Mexique, fait les gros titres de l’actualité. Pouvez-vous revenir sur les tenants et aboutissants de ces événements, et sur ce qu’ils révèlent de la crise que traverse l’État mexicain ?

Tout d’abord, il y a un manque d’informations fiables sur cet événement. L’hypothèse la plus probable est que la disparition – et la possible mise à mort – des 43 étudiants soit liée à une alliance sordide entre le maire d’Iguala et sa femme (tous deux en cavale), les forces de police locales et un micro-cartel, Guerreros Unidos, issu de la fragmentation de l’Organisation Beltran Leyva, ex-acteur majeur du narcotrafic sur la côte Pacifique.

Ce point est important : la fragmentation des grands cartels crée un vide dans lequel s’engouffrent des petits groupes ne possédant ni les moyens financiers, ni les codes d’honneur de leurs prédécesseurs – qu’il ne faut pas non plus idéaliser, bien sûr. Ces petits groupes sont des mafias locales car ils n’ont pas la stature pour organiser un trafic d’envergure. Ils fondent leur emprise sur de petits territoires par le crime, la corruption, l’extorsion, etc.

Ce fait divers tragique est une nouvelle preuve de la fréquente collusion entre institutions politiques, policières et crime organisé. Ce genre d’exemple peut clairement pousser les citoyens à s’organiser en tant que groupes d’autodéfense. Il est probable que la lumière ne sera jamais faite sur cette affaire, ce qui va décrédibiliser encore plus les institutions politiques et la police, déjà au plus bas dans les enquêtes d’opinion. Au-delà de l’émotion et du choc, il faut bien comprendre que l’ennemi n’a qu’un seul nom : non pas le trafic illégal, mais la corruption, celle des fonctionnaires de base et celle « en col blanc » dans les plus hautes sphères.

On peut rappeler qu’Iguala se trouve dans l’État de Guerrero, l’un des plus touchés par la criminalité (Acapulco a remplacé depuis trois ans Ciudad Juarez en tête du classement des homicides), l’un des plus ruraux et des plus pauvres (avec des services publics peu efficaces et un investissement public faible). Sans surprise, on y trouve de nombreux groupes d’autodéfense. Si l’on se réfère aux conclusions du rapport de 2013 de la CNDH (Comision Nacional de los Derechos Humanos) sur les conditions de sécurité au Guerrero, l’affaire des « disparus d’Iguala » n’est pas surprenante au vu de la déliquescence de son système institutionnel.

Enfin, il y aurait également beaucoup à dire sur ce que cela révèle en termes de criminalisation des mouvements sociaux au Mexique, mais également dans de nombreux pays de la région, à commencer par le Guatemala où l’impunité et l’usage de la force pour réprimer la contestation sociale atteint des niveaux extrêmement graves.

2) Plusieurs chefs de cartels ont été arrêtés ces dernières années dans le pays, est-ce le signe que le crime organisé est en train de perdre la partie ?

Oui et non. Enfin, pas vraiment pour le moment. Continuons avec l’exemple de l’Organisation Beltran Leyva : Alfredo Beltran Leyva a été arrêté en janvier 2008 ; son remplaçant, Arturo Beltran Leyva, a été tué par les Marines mexicains en décembre 2009 ; son remplaçant, Hector Beltran Leyva, vient d’être capturé le 1er octobre par la police fédérale ; son remplaçant a déjà été nommé, il s’agit de Fausto Isidro Meza Flores, alias El Chapo Isidro. Ces captures successives ont certes contribué à limiter l’importance de l’organisation, mais lorsqu’une organisation perd du terrain, d’autres en gagnent. Donc le « crime organisé » pensé dans sa globalité ne perd pas. Au contraire, il se diversifie dangereusement. Les captures sont des victoires à la Pyrrhus à fort impact médiatique.

Cette « guerre contre les cartels » révèle deux tendances contradictoires. La première est la reconfiguration des rapports de force autour de deux cartels majeurs, que l’on qualifie de TCO (Organisations Criminelles Transnationales) de par la diversité de leurs activités et leur rayonnement international. Le Cartel de Sinaloa de l’ex-Chapo Guzman, domine l’Ouest du pays, et les Zetas dominent l’Est du pays. D’autres organisations « historiques » ont été affaiblies : l’Organisation Arellano Felix (ou cartel de Tijuana), l’Organisation Carrillo Fuentes (ou cartel de Juarez) ou encore le Cartel du Golfe.

Seconde tendance, l’explosion du nombre de micro-cartels ou mafias locales. Dans l’État de Guerrero, l’affaiblissement de l’Organisation Beltran Leyva a conduit ses anciens « gangs locaux » à prendre de l’importance et à travailler à leur propre compte. C’est le cas du Cartel Independiente de Acapulco, de La Nueva Empresa, de Guerreros Unidos, qui donnent dans la distribution de drogue, les extorsions, etc.

Arrêter les capos n’a pas fait baisser le volume de drogue produite ou transitant dans le pays. Le nombre d’homicides a fini par diminuer depuis 2011, mais celui des kidnappings et des extorsions explose. Cette stratégie de fragmentation est assumée par le gouvernement mexicain : selon lui, une fois fragmentés, les cartels seront plus faciles à démanteler et cela empêchera les grandes organisations de s’étendre comme elles le voudraient.

Cette vision idyllique est plutôt contredite par les faits, du moins pour le moment. Le Cartel de Sinaloa – et à un degré moindre les Zetas – sont des organisations tentaculaires opérant dans des dizaines de pays, voire jusqu’en Europe. Elles s’engouffrent dans toutes les faiblesses institutionnelles, juridictionnelles et géographiques possibles et imaginables, leurs meilleurs alliés étant la corruption et les frontières. Pour confronter ces groupes transnationaux, la réponse doit être internationale et inclure les pays d’Amérique centrale (nouvel Eldorado du blanchiment d’argent), les pays des Caraïbes (handicapés par leur petite taille), le triangle Venezuela – Colombie – Équateur (d’où est transportée la cocaïne) et bien évidemment les États-Unis. Vaste chantier.

3) Votre article à paraître dans le numéro d’hiver de Politique étrangère s’intéresse en particulier aux groupes d’autodéfense civile. Qui sont ces groupes d’autodéfense, et quel est leur rôle dans le paysage politique mexicain ?

Les groupes d’autodéfense constituent une des réponses citoyennes à la perception généralisée d’une collusion et d’une corruption omniprésentes. Ils sont présents à des degrés divers dans certaines municipalités de la moitié des États du pays. Ils ont fait les gros titres de l’actualité dans l’État de Michoacán, où les citoyens ont pris les armes contre les excès du cartel des Caballeros Templarios : extorsions, expropriations, appropriation des ressources productives, violences sexuelles, etc.

Dans un État comme le Michoacán, terre de production de stupéfiants, le crime organisé est institutionnalisé depuis longtemps et exerce un pouvoir quasi effectif. Mais les Caballeros Templarios ont rompu l’équilibre classique avec la population, fondé sur un échange du type : « tu me laisses faire mon business, je te laisse vivre en paix et on en profite tous ». Vu que les forces de police et de justice étaient inefficaces et/ou corrompues, il est difficile de considérer l’action des groupes d’autodéfense comme illégitime, même si elle est de fait illégale.

Ils présentent un dilemme pour les pouvoirs publics : ceux-ci  ne peuvent justifier que des citoyens se fassent justice eux-mêmes, mais ces groupes sont leurs alliés objectifs puisqu’ils combattent le crime organisé. De surcroît, ils ne développent pas de discours insurrectionnel : au contraire, ils demandent que l’État soit plus présent et assume ses prérogatives en termes de sécurité publique et de développement.

Le gouvernement a mis du temps à réagir. Il a réussi à institutionnaliser certaines forces parallèles au Michoacán en les intégrant dans un nouveau corps de police, la Fuerza Rural. Mais alors que la police fédérale, l’armée et cette Fuerza Rural sont mobilisées, les indicateurs de criminalité – au demeurant peu fiables – ne semblent pas diminuer. Si cette conjonction de forces ne parvient pas à régler la question sécuritaire, la probabilité que les groupes d’autodéfense s’unissent à nouveau, peut-être même entre différents États, n’est pas à exclure. Et rien n’interdit de penser que leur ressentiment pourrait alors cibler les gouvernements locaux, voire le gouvernement fédéral.

Il ne faut pas surestimer cette force aujourd’hui, mais elle a marqué les esprits. Elle est une sorte de compte à rebours : si une véritable politique de sécurisation, de lutte contre la corruption et de développement des territoires isolés n’est pas priorisée, certains éléments du peuple sont prêts à en tirer les conséquences, armes à la main.

Propos recueillis par Marion Duval, le 22 octobre 2014

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