L’Indonésie a un nouveau président, Joko Widodo, investi le 20 octobre dernier. Delphine Alles, auteur de l’article « Indonésie : le nonalignement à l’heure de la concurrence sinoaméricaine » dans le numéro d’hiver 2013-2014 de Politique étrangère, a accepté de répondre à trois questions, en exclusivité pour politique-etrangere.com.

JakartaJoko Widodo est souvent présenté comme n’appartenant pas à la classe politique traditionnelle. Pourriez-vous revenir sur son parcours et sur les conditions de son élection à la présidence ?

Le profil de Joko Widodo dit « Jokowi » marque une rupture avec celui de ses prédécesseurs, et plus largement avec une classe politique encore largement héritière de l’ère Suharto. Il n’est en effet issu ni de l’armée, ni du sérail politique, ni de l’élite religieuse.

Né dans un quartier modeste de Surakarta (Solo), il a commencé sa carrière dans le commerce de meubles avant d’être élu maire de sa ville d’origine en 2005 puis gouverneur de Jakarta en 2012. Sa popularité repose sur ce passé d’homme de la rue et sa capacité à se déplacer au-devant des électeurs, une pratique jusqu’alors peu courante en Indonésie où les responsables politiques ont tendance à privilégier les rassemblements spectaculaires sans aller directement au contact du peuple.

Son élection n’a néanmoins pas été aisée. Alors qu’il était donné vainqueur plusieurs mois avant le scrutin, l’écart s’est progressivement resserré avec son rival, Prabowo Subianto. Général controversé, ancien gendre de Suharto, ce dernier a mené une campagne à grands moyens en surfant sur la nostalgie de la période autoritaire, avec un discours qui visait à discréditer Joko Widodo en dénonçant son manque d’expérience politique et sa prétendue faiblesse. Face à un résultat relativement serré (53,15% contre 46,85%), Prabowo Subianto a d’abord contesté le verdict des urnes, accusant le vainqueur proclamé d’avoir manipulé les scrutins dans certaines régions acquises à sa candidature. Il a néanmoins fini par accepter le résultat, qui a été confirmé par la commission électorale, et a déclaré son intention de mener une opposition constructive.

Malgré cette victoire et une popularité toujours importante, il ne sera pas facile pour Jokowi de gouverner car la coalition de partis qui ont soutenu son rival contrôle 63% des sièges au Parlement. Bien que les allégeances politiques soient traditionnellement fluides en Indonésie, cette configuration imposera au président, qui entendait s’affranchir des logiques politiciennes en nommant un gouvernement d’experts, d’accepter certains compromis.

Au regard du contexte politique et économique de l’Indonésie, quels sont les grands défis qui attendent Joko Widodo dans la mise en œuvre de son programme ?

Le nouveau président a été intronisé dans un contexte contrasté. Considéré comme le pays le plus démocratique de la région, l’Indonésie est aussi l’un de ceux dont l’économie a le mieux résisté depuis 2008. Avec un marché intérieur de plus de 240 millions d’habitants dont 150 millions auraient atteint un revenu annuel de plus de 3000 dollars par foyer (contre 50 millions en 2009), elle possède un fort potentiel de développement. Pour autant, le contexte économique s’est récemment obscurci et les défis politiques restent importants.

La croissance tend en effet à ralentir, tandis que la Rupiah s’est fortement dépréciée et que le déficit budgétaire s’est creusé l’année dernière. Si le taux de pauvreté est passé de 24% en 1999 à 11,4% en 2013 selon la Banque Mondiale, les inégalités se sont accrues sur la même période. Le nouveau président aura notamment pour défi de poursuivre la réduction des subventions au carburant, qui représentent encore 14% du budget 2015 et entraînent des conséquences écologiques néfastes – une mesure nécessaire, mais très impopulaire dans un pays où circulent plus de 80 millions de mobylettes. Le développement économique passe aussi par l’amélioration des infrastructures et la lutte contre la corruption, qui décourage les investisseurs.

La marge de manœuvre du nouveau président dépendra largement de sa capacité à préserver la stabilité politique du pays. Son prédécesseur, pourtant loué pour ses qualités de démocrate et de conciliateur, quitte le pouvoir dans un contexte marqué par le risque de radicalisation religieuse attisée par la situation internationale (malgré leurs efforts, les autorités n’ont pas les moyens d’empêcher les tentatives de recrutement de l’État Islamique en Indonésie) et de vives tensions dans des régions périphériques comme la Papouasie Occidentale, où les populations locales s’estiment lésées par Jakarta. Une controverse récente sur la réforme de la loi électorale, qui a vu le Parlement tenter de mettre fin à l’élection des représentants locaux au suffrage universel direct, a par ailleurs montré les réticences d’une partie des élus face au renouvellement de la classe politique.

La politique étrangère indonésienne peut-elle connaître des changements ou des inflexions avec l’arrivée au pouvoir de Joko Widodo ?

Récemment arrivé sur la scène politique nationale et issu du secteur privé, le nouveau président a peu d’expérience internationale par rapport à ses prédécesseurs. Compte tenu des défis internes précédemment mentionnés, il se concentrera vraisemblablement sur la politique intérieure – au moins en début de mandat. On peut donc s’attendre à ce que sa politique étrangère marque une certaine continuité avec celle de Susilo Bambang Yudhoyono, et laisse une large place à l’initiative du ministère des Affaires étrangères. Comme son prédécesseur Marty Natalegawa, la nouvelle ministre des Affaires étrangères, première femme à occuper ce poste clé, est d’ailleurs une diplomate de carrière.

Si l’on observe les thèmes qui ont marqué la campagne électorale en matière de politique étrangère, le programme de Joko Widodo ne frappe pas par son originalité. Il développe plutôt des thématiques classiques : politique étrangère « indépendante et active », intérêt national, développement économique.

De manière plus concrète, le candidat a mis en avant l’ambition de développer l’Indonésie comme « lien maritime global » (global maritime nexus), en valorisant sa situation de carrefour entre le Pacifique et l’Océan Indien, qui était jusqu’alors restée au second plan par rapport aux relations avec les partenaires de l’ASEAN, d’Asie du Nord-Est et du Pacifique. Cet objectif requiert de développer les aspects coopératif et normatif de la diplomatie indonésienne, qui figuraient déjà parmi les principaux volets de la politique étrangère du pays sous la présidence précédente. Dans le cadre des processus de régionalisation et face aux conflits, le positionnement de l’Indonésie comme entrepreneur de normes et médiateur à la fois dans la région (en Mer de Chine méridionale ou en Thaïlande notamment) et au-delà (à travers le discours consistant à contrer l’idée de « choc des civilisations ») est en effet depuis le milieu des années 2000 au cœur de l’agenda diplomatique indonésien.

Propos recueillis par Marion Duval, le 27 octobre 2014.

 

Lire l’article de Delphine Alles, « Indonésie : le non-alignement à l’heure de la concurrence sino-américaine » (PE, 4-2013) sur Cairn.info.

Lire dans nos archives l’article d’Alain Dichant, « L’Indonésie, un pays en mutation » (PE, 2-1998) sur Persée.fr.

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