Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2014). Jean-Loup Samaan propose une analyse de l’ouvrage de Frederic M. Wehrey, Sectarian Politics in the Gulf. From the Iraq War to the Arab Uprisings (Columbia University Press, 2014, 328 pages).
Au travers de trois études de cas (Arabie Saoudite, Koweït et Bahreïn), cet ouvrage retrace la genèse et le développement du conflit entre sunnites et chiites dans le golfe Persique.
Le point de départ pourrait être résumé ainsi : comment trois régimes arabes ayant fait de l’Iran des ayatollahs une menace existentielle négocient-ils le contrat social avec leurs propres populations chiites – en particulier la monarchie bahreïnie où ces dernières sont majoritaires ? Si le livre explore plus particulièrement la période depuis 2003 – soit l’invasion américaine de l’Irak et la chute du régime de Saddam Hussein –, un des premiers chapitres revient sur un épisode clé dans la construction des identités conflictuelles entre sunnites et chiites : la révolution iranienne de 1979. Celle-ci constitue pour Frederic Wehrey le « prisme à travers lequel les chocs extérieurs de la guerre d’Irak et même les soulèvements arabes de 2011 sont filtrés ». L’auteur exploite discours officiels et presse locale pour montrer comment les turbulences régionales sont perçues et réinterprétées, qu’il s’agisse de l’avènement de Nouri Al-Maliki en Irak, du conflit de 2006 entre Israël et le Hezbollah ou encore de la guerre civile syrienne.
Puis Wehrey montre comment le jeu politique dans chacun des trois pays est à la fois la cause et la conséquence des rivalités régionales. Le chapitre sur Bahreïn est particulièrement instructif pour saisir la crise entre dirigeants et population chiite depuis 2011. « La montée en puissance de l’Iran créa une nouvelle dynamique dans les rapports de force internes : pour les soutiens du régime, Téhéran devenait un épouvantail utile pour discréditer les opposants chiites et en faire des marionnettes contrôlées par l’Iran. Pour les représentants chiites, l’Iran constituait un levier contre le régime : si les réformes étaient stoppées, ils menaçaient de se tourner vers Téhéran. » Effet pervers de ces tactiques : un renforcement des crispations saoudiennes quant à toute démarche de libéralisation du régime bahreïni et in fine un affrontement avec les opposants.
Dans le chapitre suivant, l’auteur souligne la spirale du conflit sectaire en Arabie Saoudite : alors que les représentants chiites dans le royaume saoudien prennent soin de prendre leurs distances vis-à-vis de l’Iran, l’establishment salafiste ne cesse de les stigmatiser comme « agents de Téhéran ». Le résultat est une radicalisation des jeunes générations chiites et la montée en puissance du clerc Nimr Al-Nimr, arrêté en 2012.
Enfin, le cas du Koweït est tout aussi intéressant : plus ouvert que les deux autres régimes, l’émirat koweitien accorde via ses institutions et ses médias une place importante à sa minorité chiite. Or, comme le montre Wehrey, le résultat de cette ouverture est problématique, tant elle semble avoir exacerbé les extrémismes des deux côtés, chiite et salafiste.
Au final, l’analyse développée dans cet ouvrage s’avère remarquable, non seulement parce qu’elle restitue précisément les tensions et contradictions des trois pays, mais aussi parce qu’elle est le produit d’une recherche sur un terrain souvent difficile d’accès. C’est donc une lecture précieuse pour toute personne soucieuse de mieux saisir les ramifications du conflit entre sunnites et chiites.
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