Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Camille Vaziaga propose une analyse de l’ouvrage de Boris Beaude, Les fins d’internet (Limoges, FYP Éditions, 2014, 96 pages).
Dans l’ouvrage de Boris Beaude, chercheur au laboratoire Chôros de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, « les fins d’internet » désignent aussi bien les finalités qui ont conduit à la naissance de l’internet comme réseau ouvert et décentralisé, que la mise à mort de ses fondements sous la pression de sa commercialisation, des failles sécuritaires et de la régulation étatique.
À sa création, l’internet porte en lui les attentes de chercheurs qui perçoivent la Seconde Guerre mondiale comme le résultat, pour partie, d’un système de communication inefficient. Le nouveau réseau devait alors dépasser la territorialité des nationalismes, garantir la transparence des échanges et établir la liberté d’expression comme valeur commune dans le monde. La participation, l’indépendance et la transparence sont trois conditions nécessaires à la constitution de l’internet comme espace de liberté d’expression et de contribution à l’intelligence collective. Or ces conditions ne peuvent être remplies à l’heure où le réseau se privatise, où les collaborations répondent davantage à des enjeux professionnels qu’individuels et où des algorithmes aux formules mathématiques tenues secrètes organisent l’espace informationnel.
Les organisations privées ne sont pas les seules à mettre à mal la liberté d’expression sur le web, entendue ici dans une acception héritée des Lumières. Le discours libertaire porté par les pionniers de l’internet est, par nature, incompatible avec la notion d’État-nation et les enjeux sécuritaires de ces derniers. De ce fait, le réseau est devenu un espace régulé et surveillé sous des formes variant en fonction des cultures nationales. L’Iran construit son intranet tandis que la National Security Agency (NSA) américaine généralise au monde entier ses pratiques de surveillance. Pour Beaude, qui travaille depuis plusieurs décennies sur les relations de causalité entre espace et politique, cette hétérogénéité trouve une traduction dans la géographie même de l’espace internet. Conçu à l’origine comme décentralisé, celui-ci subit aujourd’hui une « hypercentralité ». Là encore, celle-ci est le résultat tant des organisations privées que des États.
D’une part les entreprises ont su détourner la gratuité favorisée par le fonctionnement même de l’internet : contre le service gratuit, l’internaute accepte de livrer ses informations personnelles et devient lui-même le produit vendu aux annonceurs. Les firmes du secteur cherchent désormais à monopoliser le plus grand espace, en imposant à l’utilisateur le choix par défaut d’un logiciel ou d’une application, en limitant l’interopérabilité des services, ou encore en diversifiant leurs activités pour capter tous les segments de la chaîne de valeur et de nouveaux créneaux commerciaux. L’utopie de déterritorialisation et de décentralisation portée par l’internet se heurte également au repli des États qui constatent la vulnérabilité de leurs données en ligne et la domination américaine. Pour l’auteur, ces deux facteurs conduisent au retour d’une certaine forme d’impérialisme et génèrent donc une méfiance des États entre eux, en contradiction même avec l’universalité à laquelle aspirait le réseau.
En conclusion, Beaude évoque la dérive d’un internet neutre vers un internet neutralisé, et invite les États-nations et les organisations privées, soit tous les acteurs qui se sont emparés du réseau, à initier un grand débat autour des enjeux politiques de « ce seul lien que l’humanité ait en commun ».
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