Cette recension est issue de Politique étrangère (2/2016). Yaël Hirsch propose une analyse de l’ouvrage de Didier Epelbaum, Des hommes vraiment ordinaires ? Les bourreaux génocidaires (Paris, Stock, 2015, 304 pages).

Des hommes vraiment ordinairesJournaliste, ancien directeur de France 2 et ancien correspondant de la chaîne en Israël, Didier Epelbaum est également historien, docteur de l’EHESS et maître de conférences à Sciences Po. Spécialiste de la Solution finale (il a écrit sur l’adjoint d’Adolf Eichmann, Brunner, et sur les juifs polonais immigrés en France), avec son nouvel essai il élargit le champ de ses recherches et choisit pour terrain quatre génocides : arménien, juif, khmer et rwandais.

Il s’inscrit donc dans un champ polémique, à la suite des historiens Christopher Browning et Daniel Goldhagen. Il le fait avec humanité, connaissance et élégance. Sa question est celle de savoir si, réellement, les bourreaux sont des hommes ordinaires, et si les historiens ont pu prouver que, une fois soumis à des conditions politiques très particulières, tout un chacun peut se mettre à massacrer en masse des êtres humains. À cette question, l’historien répond par une thèse qu’il va démontrer méthodiquement : la nature humaine ne verse pas nécessairement vers un mal si « banal », et les bourreaux sont une minorité très spécifique. Forgeant le terme de « cidocratie » pour définir les régimes politiques où, à un moment donné, les bourreaux prennent le pouvoir, il avance l’idée que les meurtres de masse sont préparés par une lente idéologie et inspirés par un climat de peur. Si l’historien a du mal à déterminer quel pourcentage de la population se transforme en bourreaux (cela oscillerait entre 2 et 8 %), il avance que nombreux sont ceux qui se contentent de laisser faire et de piller, tandis qu’une autre minorité est constituée de sauveurs. Se concentrant sur les bourreaux, Epelbaum décrit leur action comme un mélange d’obéissance bureaucratique et de « capacités d’improvisation convaincue ». Il nous démontre alors que ces derniers sont recrutés par des idéologues selon des critères précis : « Des hommes qui adhèrent à l’idéologie, volontaires, jeunes, vigoureux et endurants, loyaux et obéissants, ne reculant pas devant la violence extrême.»

Le but de l’essai n’est pas de dévoiler de nouvelles sources mais de s’appuyer sur de nombreux textes existants pour faire un point. À l’heure où les témoignages « précieux et infiniment respectables » des survivants s’accumulent, Epelbaum termine les remerciements de son livre là où il aurait pu le commencer, en soulignant que « les synthèses deviennent de plus en plus nécessaires ».

La deuxième qualité du livre est de donner autant de place à chacun des quatre génocides. Venu de l’étude des bourreaux nazis, Epelbaum fait une place aussi grande à l’Arménie, au Cambodge et au Rwanda. Il maîtrise l’art de la comparaison, dessinant des modes opératoires sans jamais oublier de préciser les différences.

Enfin, Des hommes vraiment ordinaires est un magnifique plaidoyer pour l’histoire. Si Epelbaum n’hésite pas à dialoguer avec d’autres disciplines – notamment avec le sociologue Zygmunt Bauman sur la question de la « modernité » des génocides –, il évacue assez rapidement la psychologie et la philosophie pour rendre hommage aux historiens « qui font consciencieusement leur travail ». Ainsi, si le livre est une réponse à Christopher Browning, Epelbaum souligne que son étude du bataillon 307 a nuancé les propos des Hommes ordinaires du bataillon 101, trouvant « consternant » que « sa révision partielle ultérieure n’ait trouvé aucun écho dans la presse ».

Yaël Hirsch

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