Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri et spécialiste des questions numériques, propose une analyse de l’ouvrage d’Olivier Iteanu, Quand le digital défie l’État de droit (Eyrolles, 2016, 192 pages).
Olivier Iteanu dresse le constat sévère d’une capitulation de l’Union européenne devant les grands acteurs américains du numérique. Sujet comme constat ne sont d’apparence guère inédits : ces dernières années, nombreux sont les auteurs et les praticiens français du numérique à avoir consacré des ouvrages aux dérives, pour l’Europe et la France, de la maîtrise sans partage du numérique par les États-Unis et de ses abus. Les travaux de Pierre Bellanger sur la « souveraineté numérique », de Tristan Nitot sur la surveillance généralisée, d’Éric Sadin sur l’omnipotence des géants du Net, ainsi que plusieurs rapports parlementaires, ont fait éclore une prise de conscience du caractère stratégique de l’économie numérique.
Le présent ouvrage ne sombre pas dans des débats trop juridiques. Olivier Iteanu démontre comment notre droit est déformé, peu à peu, sans que nous y prenions garde, par la technologie.
En quatre chapitres – explorant chacun la dissolution de nos notions juridiques au profit de concepts importés via la technologie (liberté d’expression face au freedom of speech ; vie privée contre privacy ; droits d’auteur et copyright ; loi contre governance) –, Olivier Iteanu dresse un constat « terrifiant ». Notre dépendance vis-à-vis des services de la Silicon Valley « ne serait pas problématique si elle ne privait pas les Européens d’un recours simple et efficace à leur système juridique », écrit-il. Or, selon lui, la dissolution progressive du droit se traduit par l’affaiblissement de l’état de droit lui-même : « En s’opposant à la loi ou en tentant de manière détournée de la faire évoluer dans le sens de ses intérêts, c’est le processus démocratique qui est bafoué » par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).
C’est bien l’atteinte au processus démocratique que souligne l’auteur dans cette américanisation du droit appliqué à internet, et cette nouvelle illustration du fait que la technologie n’est jamais neutre. Les encadrements ou les décisions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), ou des juridictions européennes, peinent à s’appliquer, alors que les conditions générales d’utilisation (CGU) des applications utilisées quotidiennement par des millions d’Européens renvoient dans leurs lignes minuscules aux tribunaux californiens.
Le chapitre sur la gouvernance de l’internet est peut-être le moins convaincant du livre. L’auteur critique logiquement l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) – certes cible facile de ce côté-ci de l’Atlantique –, mais il est regrettable que les Nations unies soient citées comme alternative crédible sans un minimum de distance critique.
Le lecteur venant de l’univers du numérique pourra reprocher à l’auteur une tonalité parfois trop « franco-française », même si Olivier Iteanu prend soin de ne jamais parler de « souveraineté numérique ». Rejetant l’approche défensive des partisans de ce concept, il avance que l’essentiel du problème se situe en Europe et non dans la Silicon Valley. À cet égard, l’auteur rappelle avec justesse que le storytelling de l’économie numérique a souvent un effet d’aveuglement auprès de nos responsables politiques. Et si la puissance publique entend réguler les géants de l’internet, c’est au prix de dilemmes de gouvernants qui souhaitent préserver l’emploi et la création de richesse. Au détriment de nos principes démocratiques.
Julien Nocetti
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