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L’article « A la recherche d’une politique étrangère », écrit par Stanley Hoffmann, spécialiste de relations internationales et alors directeur du Centre d’études européennes à l’université de Harvard, a été publié dans le numéro d’hiver 1994 (n° 4/1994).
Depuis la fin de la guerre froide, la diplomatie américaine est en quête d’un fil conducteur comparable à ce qu’avait été la doctrine du containment élaborée en 1946-1947 par George Kennan. George Bush avait lancé le slogan du « nouvel ordre mondial », mais la guerre du Golfe en a été la seule manifestation concrète. Il s’agissait, en fait, d’un retour très loin en arrière : à l’idée qu’avait eue Franklin D. Roosevelt, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’un monde régenté par les quatre (puis cinq) Grands, dont la coopération permettrait le règlement des conflits entre… les autres, et la mise en œuvre, à travers le Conseil de Sécurité de l’ONU, de la sécurité collective en cas d’agression commise par un État (non doté du droit de veto). Dans cette conception vite mise à mal par la guerre froide, l’un des Grands était, pour reprendre la formule d’Orwell, plus égal que les autres : les États-Unis, vainqueurs au faîte de leur puissance, pouvaient compter sur le soutien de la Grande-Bretagne et de la Chine de Tchiang Kaï-shek (la France, aux yeux de Franklin D. Roosevelt, ne pesait pas lourd), et ils ont sans doute cru que l’URSS de Staline, dévastée et exsangue, se comporterait en partenaire, pourvu que ses soucis légitimes de sécurité, en Europe et en Asie, fussent pris au sérieux par ses alliés. On connaît la suite.
Mais les circonstances de 1989-1991 paraissaient justifier une résurrection de ce vieux dessein. Les États-Unis avaient gagné la guerre froide, ils avaient derrière eux un formidable groupe de partenaires et de clients, y compris les vaincus de 1945 (et la guerre du Golfe leur permit d’ajouter à la liste une coalition de plus, comprenant à la fois Israël, de facto, et la plupart des États arabes). L’URSS de Mikhaïl Gorbatchev, très affaiblie, cherchait à la fois à se concentrer sur sa transformation intérieure et, comme le disaient certains de ses dirigeants, à « rejoindre la communauté internationale », en adoptant certaines des idées- force développées aux États-Unis.
L’effondrement de l’URSS, en décembre 1991, mit fin à ce rêve. Il n’y avait plus désormais qu’une seule superpuissance. Les convulsions de l’ex-URSS, la timidité du Japon en dehors du champ économique, la tendance des principaux alliés européens à se replier sur la priorité de la construction communautaire — le traité de Maastricht fut signé le même mois que l’abdication de Mikhaïl Gorbatchev — tout cela rendait un peu fantomatique, pour la seconde fois, la construction rooseveltienne reprise par George Bush. Surtout, ce qui lui donne une allure désuète, c’est qu’elle avait été faite pour un monde de conflits entre États, et que l’on se trouve désormais dans un monde où, ce qui est en cause, c’est la nature même de l’État. Le « paradigme westphalien » qui a dominé la théorie des relations internationales suppose des États bien déterminés (en lutte ou en coopération). La désintégration de l’URSS et — depuis le printemps 1991 — de la Yougoslavie, les conflits ethniques au sein des États successeurs, les guerres civiles difficiles à maîtriser dans des pays victimes de feu la guerre froide : Cambodge, Angola, Mozambique, Afghanistan, le chaos des luttes de religions ou de clans dans une bonne partie de l’Afrique : Soudan, Liberia, Somalie, les violations massives des droits de l’homme dans divers pays : Birmanie, Haïti, etc. Tout cela rendait peu applicable le modèle de la Charte de 1945, et hésitante la superpuissance qui n’avait aucun enthousiasme pour jouer le rôle de gendarme d’un monde aussi déréglé, où le chaos plutôt que la guerre entre États paraissait la menace principale et insaisissable.
Si l’on tend à être sévère pour Bill Clinton et son équipe, il convient de commencer par reconnaître qu’il a recueilli un héritage bien peu réjouissant. Après la guerre du Golfe, l’équipe Bush avait bien poussé les Arabes et Israël à négocier, mais les discussions s’étaient vite enlisées. Malgré l’activisme du commandant (américain) des forces de l’OTAN, qui aurait voulu intervenir contre les Serbes, lors du bombardement de Dubrovnik à la fin de 1991, George Bush avait décidé de laisser les Européens, d’une part, l’équipe Owen-Vance, de l’autre, s’empêtrer dans la tragédie yougoslave, sans participation américaine à la force des Nations unies envoyée en Croatie puis en Bosnie. Mais quelques semaines seulement avant son départ des affaires, George Bush, battu en novembre 1992, envoyait soudain un corps expéditionnaire en Somalie, pour une action humanitaire provoquée par le spectacle télévisé d’une famine épouvantable. Dans le cas de la Yougoslasvie, on restait prudent parce que l’on se souvenait du Vietnam, dans celui de la Somalie, on s’engageait parce que l’on pensait pouvoir se dégager très vite. Il appartiendrait à la nouvelle équipe de remettre un peu de cohérence dans tout cela.
Elle n’y est pas parvenue, pour toutes sortes de raisons. La première tient au caractère introuvable d’un fil conducteur, paradigme ou « rationale » approprié. Mon collègue, Samuel Huntington, en a présenté un : la guerre des civilisations, où le conflit mondial Est-Ouest est remplacé par un conflit tout aussi manichéen entre l’Occident et… le reste. Le moins que l’on puisse dire, est que les choses ne sont pas si simples, que les pires clivages passent parfois au sein d’une même civilisation (toute l’histoire de l’Occident le prouve et, aujourd’hui, celle de l’Algérie, hélas), que les intérêts des États ne s’expliquent guère par leur appartenance à telle culture ou civilisation — et que les Américains ne sont pas d’humeur à mener une nouvelle croisade contre des « adversaires » aussi nombreux (et hétérogènes). Les analyses du système international en termes de niveaux multiples, et de complexité, sont sans doute plus proches du réel, mais elles n’offrent guère de directives pour l’action. S’appuyant sur les critiques que le candidat Clinton avait adressées à son rival, George Bush, pendant la campagne présidentielle de 1992, le nouveau conseiller pour la Sécurité nationale, ancien diplomate et universitaire, Anthony Lake, a, à plusieurs reprises, présenté comme fil conducteur une sorte de « wilsonisme pragmatique ». Le thème de la diplomatie clintonienne serait la défense et l’expansion du libéralisme dans le monde : mise en quarantaine des méchants et parias (tels Saddam Hussein, le régime iranien, Fidel Castro, Kadhafi), promotion des droits de l’homme là où ils sont bafoués (comme en Chine), du libéralisme économique, considéré comme indispensable pour la croissance mondiale et comme porteur, de ce fait, de progrès en matière de droits de l’homme — la liberté étant ainsi censée être indivisible, au moins à long terme — défense de la démocratie là où elle est menacée ou (comme à Haïti) renversée, disposition à recourir à la force dans ce cas, ou lors de désastres humanitaires et de violations massives des droits de l’homme, à condition de bien peser les risques, les chances de succès, les possibilités de « sortie honorable », et de n’intervenir que lorsque les États- Unis y ont un intérêt bien défini. Quant à la façon de procéder, elle serait multilatérale, dans la mesure du possible, unilatérale en cas de nécessité.
On le voit : wilsonisme (ou retour à l’idée d’une « mission américaine ») et pragmatisme, en se mariant, forment un couple mal assorti. Si fil conducteur il y a, on voit mal où il mène. La promotion du libéralisme économique a été présentée tantôt comme partie intégrante du programme libéral, tantôt comme la défense des intérêts économiques essentiels des États-Unis. L’idée que l’intervention coercitive pour la liberté ne doit avoir lieu que si, au préalable, des intérêts américains évidents ont été identifiés, suggère que la promotion des droits de l’homme et de la démocratie n’en constitue pas un ipso facto : concession remarquable au réalisme traditionnel. Le vieux débat entre libéraux (ou idéologues) « unilatéralistes » et libéraux multilatéralistes mus par la méfiance envers le risque d’impérialisme que recèle l’intervention unilatérale n’est pas non plus résolu. On le voit : il s’agit d’un fil conducteur en caoutchouc.
En second lieu, comme bien des fois dans le passé, l’idéalisme wilsonien ou néo-wilsonien se heurte à des conflits entre des intérêts également légitimes. Que faire lorsque le souci du libéralisme économique (ou de l’ouverture des marchés aux produits américains) entre en conflit avec le désir de promouvoir au plus vite les droits de l’homme — ce dernier ne pouvant aller sans créer de tension avec l’État visé, alors que celui-là en exige la coopération ? Ou lorsque, pour mener une politique de non-prolifération, on est obligé de pactiser avec des États peu reluisants du point de vue du libéralisme politique ? Lorsqu’il faut faire face à une agression, ou à des violations évidentes et massives des droits de l’homme, l’intérêt des États-Unis est-il de s’engager seuls si les alliés ou partenaires font défaut, ou bien le maintien des alliances a-t-il la priorité ?
En troisième lieu {last but not least, dirait-on chez les Anglo-Saxons), l’enthousiasme du pays et du Congrès pour, sinon l’idéal néo-wilsonien, du moins sa mise en œuvre, est fort peu évident, alors que l’idée du containment avait trouvé, ou plutôt suscité, un très large consensus. Après tout, rappelons-nous le sort de Wilson lui-même, et des formes les plus spectaculaires de son activisme : répudiation par le Congrès, puis par le corps électoral du traité de Versailles et de la SDN, occupations prolongées et désastreuses (pour la démocratie) dans les Caraïbes… Une opinion publique et une classe politique à qui l’on avait, avec un plein et parfois regrettable succès, expliqué que la rivalité avec l’URSS faisait de chaque bout de terrain, même obscur et ingrat, un enjeu qu’il était de l’intérêt vital des États-Unis de défendre ; une opinion et une classe politique qui savent qu’il n’y a point, à l’heure actuelle, de menace grave qui pèse sur la sécurité et l’intégrité du pays, ne sont guère désireuses de redéfinir l’intérêt national de telle manière qu’il couvrirait, et transformerait en devoirs, toutes les bonnes et belles choses nécessaires à l’harmonie universelle. Et cela, d’autant moins que, depuis la fin de la guerre froide, le public et ses élus ne manquent pas une occasion de faire savoir qu’il est temps pour l’Amérique de prendre à bras le corps ses propres problèmes économiques et sociaux — et qu’il existe des désaccords profonds sur la façon de les résoudre. Bill Clinton a dû son élection — avec 43% des voix — à la façon dont il avait promis un changement de direction et une priorité aux problèmes intérieurs (c’était aussi le thème de Ross Perot, qui recueillit 19% des voix). Pendant la campagne de 1992, la contradiction entre sa critique « activiste » et idéaliste de la diplomatie de George Bush et son appel à la réforme intérieure, n’avait guère frappé les esprits, tant on est habitué à ce que les candidats fassent flèche de tout bois, et tant Bill Clinton avait consacré d’importance à cet appel. Mais une fois au pouvoir, il fallait bien, ou choisir, ou bien, en louvoyant, risquer de tomber entre deux sièges. Le plus étonnant est qu’il a fait l’un et l’autre. […]
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