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L’article « La politique des pétroles dans le Proche-Orient » a été écrit par Albert de Boucheman, détaché militaire pour le compte de l’Institut français d’études arabes de Damas de 1934 à 1936, et publié dans le numéro 4/1937 de Politique étrangère.
Le Proche-Orient produit environ 13millions de tonnes de pétrole, moins de 6 % de la production du globe. Ce chiffre paraît insignifiant, mais les gisements sont neufs et la prospection, principalement depuis 1932, s’est abattue sur ces contrées avec une violence extraordinaire. Les espoirs sont tels que l’Asie antérieure a été qualifiée de « centre stratégique mondial des pétroles ». A ce titre, elle mérite donc d’être étudiée.
Faire cette étude d’un point de vue d’économiste demanderait d’être spécialiste — ce qui n’est pas du tout le cas — ; mais le mot « stratégique », qui figure dans la formule ci-dessus, peut servir, à lui seul, et sans qu’il soit question de pétrole, à caractériser l’Arabie et les pays avoisinants, seuil entre l’Europe méditerranéenne d’une part, les Indes et l’Extrême-Orient de l’autre. Il semble donc que la question des pétroles du Proche-Orient puisse être envisagée également d’un point de vue politique. Point de vue double : impérial, si l’on considère que la rivalité anglo-américaine pour la conquête du naphte met les deux adversaires aux prises sur une section capitale de la route des Indes ; local — mais tout aussi important — si l’on prévoit les conséquences du développement industriel subit pour un monde qui, jusqu’à nos jours, n’a connu que la vie patriarcale.
Nous dirons donc rapidement ce qu’était l’Arabie en 1930, avant que n’ait jailli l’huile américaine des îles Bahreïn, et plus rapidement encore ce qu’étaient les compagnies pétrolières. Nous continuerons par un historique abrégé des concessions, spécialement au cours des années qui suivent 1931 et qui s’achèvent, aujourd’hui, par la suprématie incontestable des entreprises britanniques. Nous passerons ensuite en revue les conséquences économiques et sociales du développement pétrolier, pour nous appesantir davantage en terminant sur ses conséquences politiques.
Là, se mêlent les intérêts de plusieurs grandes nations — de la France en particulier — bien que l’extraordinaire puissance de ces groupements, d’apparence internationale, semble dominer de haut les intérêts plus modestes des États, de ceux, tout au moins, où prime l’économique.
L’Arabie en 1930
L’Arabie en 1930 était presque entièrement contrôlée du dehors par la Grande-Bretagne. Le Royaume Séoudien et le Yémen eux-mêmes, malgré leur indépendance totale, n’auraient pu, sans risquer très gros, contrecarrer par leur activité extérieure les grands intérêts de l’Empire. Parfois, Londres, ou plutôt ses services, intervenaient directement dans la péninsule proprement dite (Aden). Au point de vue de la politique intérieure comme au point de vue social, s’affirmait, à peine tempérée par des forces religieuses, la suprématie du nomade sur le sédentaire; de là, le goût pour la vie errante avec les chameaux, pour les troupeaux de chamelles blanches, emblèmes des tribus, pour les rezzous perpétuels considérés, d’ailleurs, comme des manifestations sportives et chevaleresques ; de là, l’horreur du travail manuel réservé à des castes inférieures (esclaves, anciennes populations soumises). Sur les côtes vivaient sans doute des marchands et des marins, en réalité armateurs de course autant que de commerce, pirates plutôt que pacifiques matelots, avec leurs rezzous exécutés en bateau. Dans ce pays où s’affirme la force des tribus et des organisations tribales, les chefs des États, petits et même grands, sont des bédouins de race, de comportement et d’idéal.
Au début du XXe siècle, un pouvoir théocratique et guerrier s’élève avec Abd el Aziz ibn Séoud ; il supplante, en 1925, celui des Chérifs de La Mecque, eux-mêmes protecteurs héréditaires des Lieux Saints. Le Royaume Séoudien est secoué, en 1929, par la grave révolte des Ikhwan, sorte de confrérie religieuse et militaire, recrutée surtout parmi d’anciens nomades sédentarisés et fanatisés. Pendant des années, ils ont razzié les royaumes d’alentour, échouant parfois aux portes mêmes de leurs capitales. En 1929, ils se retournent contre leur maître. Ils sont écrasés, mais peu s’en est fallu qu’ils ne triomphassent.
Tout autour du Royaume Séoudien qui occupe le cœur de la péninsule, un certain nombre de petites principautés maritimes et parfois montagnardes (Yémen, Oman) respirent davantage sur la mer. Tels sont Koweït, Bahreïn, les émirats de la Côte des Pirates, le Oman et quelques sultanats du Hadramaut. Les États périphériques du nord ont aussi plus de contacts avec l’extérieur. Mais ces principautés à peu près entières, le Sinaï et l’Égypte (à l’exception de la vallée du Nil), la Palestine du sud et de l’est, la Transjordanie, la Syrie orientale, l’Irak (sauf les vallées des fleuves), enfin la Perse du sud-ouest sont des pays bédouins. C’est un univers fermé qui vit comme au temps d’Abraham, ou qui, s’il en est arrivé au stade de Sindbad le Marin, accepte toujours comme sien l’idéal d’Abraham.
Les compagnies de pétrole
En face de ce monde tout en survivances se dressent les compagnies pétrolières. Il ne saurait être question, ici, de les décrire en détail. Un de leurs aspects les plus caractéristiques est de nous apparaître sous mille noms, comme jadis Protée sous mille formes.
Dès 1920 — donc avant le grand essor d’après-guerre — la Royal Dutch comptait 42 filiales, disons 42 incarnations ; en 1911, la première Standard Oil (Ohio), dissoute aux États-Unis parce que trop puissante, renaissait en 34 sociétés avec des administrateurs tous recrutés dans la même équipe — gravitant autour de la Standard Oil of New-Jersey. Nous retrouvons en Orient cette même déroutante accumulation de noms : L’Iraq Petroleum est en 1911 African and Eastern Concession, en 1912 Turkish Petroleum, en 1920 Iraq Petroleum qui essaime en d’autres compagnies plus petites : Mediterranean Pipe Line (1934), Petroleum Concessions, puis Petroleum Development en 1936 (Syria, Qatar, Western Arabia). La British Oil Development porte ce nom en décembre 1930 ; en 1931, elle devient British Oilfields Exploration, en 1932 Mossoul Oilfields et en 1936 elle se rallie à Iraq Petroleum. A l’intérieur de ces compagnies — des américaines surtout — les participations sont parfois innombrables. Elles groupent des sociétés sœurs, mais affublées de noms également compliqués, d’où des recoupements et des pénétrations perpétuelles.
Toutefois, un bloc d’intérêts communs rallie en Orient les filiales de la Standard Oil. Ces «Américains» exploitent aux îles Bahreïn et au Hasa. En face se dressent les filiales des compagnies anglaises : Royal Dutch-Shell et Anglo Iranian (Irak, Perse du sud, Golfe Persique, Arabie, Égypte). Bien qu’elles contiennent des participations étrangères — françaises souvent et américaines à l’occasion — nous croyons pouvoir les considérer comme des sociétés britanniques, la majorité des capitaux appartenant toujours à la Grande-Bretagne, un seul personnage, Sir John Cadman, figurant à la tête des principales d’entre elles, de nombreux autres administrateurs leur étant communs.
Inutile d’insister sur la puissance de ces compagnies. L’une d’elles, la Standard Oil, en 1912, avait déjà une capacité financière qui dépassait deux fois celle du budget français. On imagine, en face du Rockefeller Building, les frêles tentes des fils d’Ismaël !
Historique sommaire des concessions
La première compagnie qui travaille en Orient est l’Anglo Persian Oil Company constituée en 1909 sur des concessions de 1901. Purement britannique, elle est presque devenue compagnie d’état; elle produit sensiblement huit millions de tonnes par an.
Ulraq Petroleum est également britannique mais avec des participations américaines et françaises. Ses pipelines ont été inaugurées en 1934. Sa production est d’environ quatre millions de tonnes par an.
En Égypte, depuis le début du XXe siècle, une compagnie anglaise exploite le golfe de Suez. Elle produit environ 200 000 tonnes.
Telle est la situation en 1932, au moment où va jaillir le pétrole américain de Bahreïn.
En 1931 , les Américains rachètent une concession obtenue par un Anglais, le Major Holmes, dans les îles Bahreïn. En 1932, l’huile jaillit ; depuis 1935, le pétrole commence à être exporté. En 1937, 50 puits sont forés et la production annuelle approche de 500 000 tonnes. Enhardis par leur succès, les Américains enlèvent en 1933 la concession du Hasa. Dès 1935, le naphte y coule, excellent ; l’exploitation industrielle commence.
On comprend l’inquiétude de la Grande-Bretagne quand on connaît son souci de ne voir s’installer sur les côtes d’Arabie aucune puissance étrangère, politique, militaire ou économique. Aussi, dans la concession de Bahreïn, les Anglais imposent-ils déjà à la compagnie américaine 25 % de personnel britannique, proportion qui s’accroîtra. D’autre part, en avril 1932, une compagnie anglaise obtient la concession des pétroles de Mossoul. Elle rencontre des difficultés : le naphte, d’assez mauvaise qualité, est inexportable par pipeline. Les grosses redevances dues à l’Irak la mettent dans une situation délicate ; mais finalement l’Iraq Petroleum réussit en 1 936 à racheter d’importants paquets d’actions et à contrôler pratiquement sa rivale.
A Koweït, s’affrontent également des intérêts anglais et américains. L’accord a pu se faire par une compagnie mixte, mais en majorité anglaise, la Koweit Oil Cy, constituée en décembre 1935.
Partout ailleurs, en Arabie, les Américains n’ont plus de place. Pendant l’été 1936 la Petroleum Concessions filiale de l’Iraq Petroleum obtient la concession du Qatar, de la Côte des Pirates et du Oman au nord de Mascate, ainsi que de tout le littoral séoudien de la Mer Rouge, à l’exception des Lieux Saints, où l’opinion publique s’oppose à ce que l’on fasse des recherches. En 1935, il est question de prospections au Hadramaut par la Petroleum Concessions ; elles n’ont pas lieu. Au début de 1937, la même société fait explorer les côtes du Yémen. Enfin, en mars 1937, en Syrie, trois groupes, anglais, américain et italien s’affrontent. Il semble que la Petroleum Concessions (Syria) doive aboutir.
Ajoutons incidemment, pour compléter le tableau, que les Italiens se déclarent des droits sur les gisements des îles Dahlak, en face de l’Érythrée, que les Américains viennent d’obtenir une concession sur la Perse du nord-est et la totalité de l’Afghanistan, région reconnue., il y a deux ans, par un géologue de la Compagnie Française des Pétroles ; que des intérêts franco-russes existent dans les provinces nord de la Perse, sur les bords de la mer Caspienne (Guilan, en particulier). On sait enfin que les Américains sont très mêlés aux pétroles de Russie et d’Asie centrale.
Si nous en revenons à l’Arabie et aux régions importantes du Golfe Persique et de la Mer Rouge, il semble, en 1937, que, dans la lutte anglo-américaine le triomphe britannique soit complet. Une « mine » américaine a éclaté, sans doute, au flanc de la péninsule, à Bahreïn; mais les « cloisons étanches » ont fonctionné aussitôt. Il ne reste plus un mètre des rivages séoudiens à prospecter. Les autres sont contrôlés politiquement et aéronautiquement par la Grande-Bretagne. A Bahreïn, où l’on pourrait quand même garder des inquiétudes, le personnel doit peu à peu être anglicisé.
Sauf, peut-être, en Syrie — et c’est bien peu probable — on se demande qui pourrait résister à l’emprise pétrolière britannique. […]
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