Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, nous vous proposons de lire « l’archive de la semaine ». En cette semaine de commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, découvrez un article publié peu après la victoire du 8 mai 1945.
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« L’avenir des relations entre les nations de l’Europe occidentale » est tiré d’un exposé qui a été énoncé par Barbara Ward , journaliste britannique, au Centre d’Études de Politique étrangère le 6 juillet 1945, et qui fut publié en août 1945 dans le numéro 1/1945 de Politique étrangère.
Nécessité d’une entente
L’expérience de ces quatre années prouve la nécessité d’un rapprochement entre les nations de l’Europe occidentale pour des raisons stratégiques et économiques. Il ne s’agit que de trouver les méthodes.
Pour pouvoir se défendre efficacement, les nations occidentales doivent adopter un plan commun ; il ne faut pas répéter, une fois encore, les erreurs stratégiques de 1940, dont l’exemple le plus tragique fut celui de la Hollande et de la Belgique qui nous ont appelés à leur secours le jour même où l’ennemi se trouvait à la frontière. Dans la guerre moderne, si on attend jusqu’à la dernière minute pour organiser la défense, on n’organise rien du tout. Pour nous, Anglais, depuis que de nouveaux engins de guerre franchissent la Manche, il est d’un grand intérêt de nous mettre d’accord avec nos voisins et d’élaborer avec eux une mise au point définitive des plans de défense nationale.
Ce qui a particulièrement retenu l’attention de mon journal, The Economist, ce sont les énormes avantages économiques d’une pareille entente.
Les nations de l’Europe occidentale ont intérêt à développer en commun les techniques et les méthodes nouvelles d’économie dirigée, mais sans le faire dans un sens totalitaire. Nous sommes en ce moment devant deux grandes thèses de politique économique. D’un côté, la thèse des États- Unis : le contrôle n’est pas nécessaire ; la meilleure action gouvernementale, c’est d’agir le moins possible. De l’autre, la politique économique de la Russie : l’État contrôle tout et prend toutes les initiatives.
Je crois que les nations de l’Europe occidentale occupent une position intermédiaire entre ces deux extrêmes. Ce n’est pas seulement qu’elles n’ont pas encore choisi, — je parle surtout ici de l’Angleterre — mais une idéologie politique se dessine qui peut se définir ainsi : après les expériences des dernières cinquante années, nous ne croyons pas que l’une ou l’autre de ces deux thèses soit préférable ; ce qu’il nous faut, c’est une synthèse des deux méthodes, qui s’inspirera de nos traditions de liberté et qui nous permettra de nous servir de toutes les techniques modernes que cette guerre a engendrées. Nous avons, en effet, mis à l’épreuve des moyens de contrôle et même des initiatives gouvernementales, tout à fait compatibles avec une économie plus libre et des initiatives privées plus larges qu’en Russie.
Nous sommes quatre ou cinq pays qui voulons nous servir du contrôle pour augmenter la prospérité et la stabilité de nos économies ; toutefois, nous désirons garder une espèce d’équilibre entre le facteur public et le facteur privé. Aussi, puisque nous poursuivons le même but, et que nous le faisons plus ou moins par les mêmes méthodes, puisque le terrain où nous nous aventurons est encore inexploré, nous avons sûrement intérêt à mettre nos expériences en commun. Nous tâtonnons tous pour trouver la bonne voie.
Ce ne sont pas seulement nos méthodes que nous devons mettre en commun. A l’inverse des États-Unis et de la Russie, les nations de l’Europe occidentale vivent de leur commerce extérieur, qui constitue une part importante de leur revenu national (le quart pour l’Angleterre et la France, 30 à 60 % pour la Norvège, la Belgique, la Hollande et le Danemark) et une part qui peut être décisive pour la stabilité et la prospérité de leur économie.
En effet, nous n’avons pas accès à toutes les matières premières qui sont nécessaires à notre industrie. Nous ne sommes pas des puissances continentales, nous dépendons de l’échange. Nous ne pourrions pas mener une vie aussi large et aussi prospère si nous options pour l’autarcie, à l’exemple des Allemands. Cette autarcie, ce n’est pas la bonne voie pour nous, parce que c’est une voie qui mène sûrement à la pauvreté.
Nous devons arriver à la stabilité de notre économie si nous voulons avoir vraiment une politique du « plein emploi », et nous ne pouvons pas négliger le fait qu’une grande partie de notre prospérité dépend du commerce extérieur.
Or, pour la plupart de ces pays (les nations Scandinaves, la Belgique, la Hollande, la France et la Grande-Bretagne, — je n’inclus pas la Suède qui a d’autres problèmes — 50 % du commerce extérieur se font entre les nations de l’Occident et leurs colonies. Si vous ajoutez l’Allemagne — qui est en ce moment un point d’interrogation — aux colonies et aux cinq pays occidentaux, vous constatez alors que les deux tiers de tout le commerce extérieur de ces divers pays se font dans cette région de l’Ouest européen.
Les économistes se sont merveilleusement mis d’accord dans ces derniers temps. A ce propos, voici l’histoire qu’on raconte à Londres : « Il y a dix ans, si vous rencontriez huit économistes, vous entendiez neuf théories, la neuvième étant celle de lord Keynes. Maintenant, tout est changé, si vous rencontrez les neuf économistes, vous n’avez qu’une seule théorie et c’est celle de lord Keynes ! »
Cet accord entre les économistes présente pour les politiciens et les hommes d’État le grand avantage que les leçons théoriques leur sont plus claires. Le point principal de la théorie de Keynes, au sujet du plein emploi, est le suivant : pour maintenir et augmenter la stabilité et la prospérité d’une économie, il faut stabiliser et augmenter la demande. Pour cela, il faut maintenir et augmenter le pourcentage du revenu national qui est consacré à l’épargne, c’est-à-dire à l’investissement des capitaux, surtout dans l’industrie lourde. Toutefois, il faut encore stabiliser le revenu provenant de tous les autres secteurs de l’économie nationale.
Lorsqu’une moitié du revenu national dépend déjà du commerce extérieur, le maintien à un niveau élevé de tout le commerce extérieur est un facteur de grande prospérité. Nous n’avons pas suffisamment exploité les méthodes nécessaires pour maintenir au plus haut niveau possible le commerce extérieur. La méthode que préconisent les États-Unis, c’est-à-dire la liberté des échanges, a pour résultat, non pas d’éviter les crises mais de les aggraver en profondeur et en étendue. Si un État renonce à protéger son commerce extérieur et à défendre ses intérêts, il en résulte un bouleversement économique, et ce bouleversement économique, s’il se produisait aux États-Unis, pourrait très vite s’étendre au commerce du monde entier. C’est ce qui s’est produit en 1929.
Si nous considérons, au contraire, une région où le commerce extérieur constitue déjà une grande part du revenu national, et où le commerce dépend, en outre, étroitement des nations de cette même région, nous trouvons là des raisons péremptoires pour que ces pays s’associent et élaborent en commun une politique du commerce extérieur. Je parlerai plus loin des méthodes, je veux simplement constater le fait que dans la disposition de notre économie, il y a déjà de sérieuses raisons pour que nous cherchions ensemble la bonne voie.
Il y a d’autres raisons économiques cependant. Nous pouvons à l’heure actuelle retirer un grand avantage de la production de masse. Prenons l’Angleterre, la France, la Belgique et la Hollande ; le marché intérieur de chacun de ces pays pris séparément sera peu important en comparaison de celui des États-Unis et de la Russie. Or chacun de ces marchés intérieurs ne peut bénéficier de la production de masse. Il y aurait donc intérêt, dans certains cas, pour certaines industries où les méthodes de la production de masse donnent les meilleurs résultats, à voir si nous ne pouvons pas faire de nos quatre marchés séparés, un marché intérieur d’à peu près 120 millions d’hommes, dont le standard de vie serait l’un des plus hauts du monde. Ce serait sûrement la méthode de production la meilleure et la plus économique.
Par exemple, en ce qui concerne l’industrie automobile, nous ne pouvons aspirer, en ce moment, chacun de notre côté, aux avantages que connaissent les producteurs américains pour réaliser les grandes économies de la production en masse.
Les quatre nations que j’ai nommées tout à l’heure sont en outre des pays colonisateurs. Nous avons à nous quatre à peu près toutes les colonies du monde, qui, dans de nombreux cas, se complètent dans un cadre régional, par exemple en Afrique, dans le Pacifique et même dans les Antilles. Vous connaissez l’expérience faite par les Américains et les Anglais aux Antilles. Ils ont créé aux Antilles, sans toucher en aucune manière à la souveraineté des pays intéressés, une commission régionale chargée de discuter des questions économiques et sociales. A plus forte raison, les nations de l’Europe occidentale devraient créer des commissions du même genre. Il y a des régions où l’investissement du capital, s’il est réalisé en commun, selon des plans régionaux, aura plus d’effet et donnera une plus grande prospérité que des investissements effectués colonie par colonie. Ces motifs d’ordre économique font que nous devons, sinon nous mettre immédiatement d’accord, du moins nous entendre pour explorer les possibilités actuelles sur le terrain politique. Le monde, en ce moment, semble être partagé entre deux tendances extrêmes, le nationalisme et l’internationalisme. De ce dernier, nous avons certes bien besoin, mais il contredit le désir de souveraineté séparée de chaque nation, surtout des nations qui ont fait l’expérience du plan d’hégémonie hitlérienne.
Si, dans l’Europe occidentale, nous pouvions créer une sorte de coopération entre des nations absolument libres et souveraines, qui mettraient en commun certains intérêts comme leurs intérêts stratégiques ou économiques, nous arriverions à trouver une façon de résoudre nos difficultés et nous montrerions ainsi au monde qu’il existe une méthode pour sortir du nationalisme pur et simple tout en maintenant la souveraineté que réclament les peuples et qu’imposent les intérêts politiques.
En ce moment, le monde a bien besoin de routes nouvelles qui l’éloignent de l’impérialisme d’une part, et de l’autarcie d’autre part. Il serait dans la tradition de l’Occident de trouver dans les sphères de la politique économique une manière de concilier l’indépendance et la liberté avec la coopération. […]
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