Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Julien Nocetti, chercheur au Centre Russie de l’Ifri et spécialiste des questions liées au numérique et au cyber, propose une analyse de l’ouvrage de Romain Badouard, Le désenchantement de l’internet. Désinformation, rumeur, propagande  (FYP Éditions, 2017, 184 pages).

En vogue, la théorie du « désenchantement » (des classes moyennes, des jeunes, etc.) n’épargne pas l’internet. Romain Badouard met en évidence la « fin de l’innocence » en soulignant le décalage entre certains des idéaux fondateurs qui ont prévalu à la création du réseau (créer un espace public démocratique horizontal et autorégulé) et la réalité de ses usages.

Perçu il y a à peine sept ans, pendant les révolutions arabes, comme un outil au service de l’émancipation, l’internet nous dévoile sa face sombre. Le discours public charrie ses travers : harcèlement en ligne, discours de haine et de radicalisation, propagande, désinformation.

Loin de corroborer le caractère anxiogène d’un certain discours assimilant l’internet à une menace pour la démocratie, l’auteur questionne le « désenchantement » à l’œuvre, plaidant pour une réappropriation de l’internet par ses usagers. L’analyse est pertinente et très actuelle lorsqu’elle aborde le rôle des grands opérateurs et firmes du numérique et de l’internet.

Les grandes entreprises du Web affrontent de nombreuses critiques depuis quelques années, accusées d’être laxistes sur la modération des contenus, de laisser proliférer de la propagande djihadiste, d’être exploitées par la Russie pour interférer dans les scrutins aux États-Unis et en Europe, de favoriser la diffusion de fausses informations, ou d’enfermer les internautes dans leurs propres opinions (« bulles cognitives »).

Ces plates-formes se montrent généralement hostiles à toute forme de régulation et tentent d’éviter que les États ne légifèrent, assurant qu’elles sont capables de s’autoréguler. Face aux menaces de lois, les grandes entreprises ont donc fini par réagir, enchaînant les annonces, recrutant pour mieux modérer, se dotant de technologies d’intelligence artificielle pour repérer les contenus problématiques, etc. Ce qui n’a pas suffi : l’Allemagne a légiféré pour obliger les réseaux sociaux à supprimer les contenus haineux en moins de 24 heures. En France, un texte de loi en préparation sur les « manipulations de l’information » prévoit l’obligation d’une plus grande transparence de la part des réseaux sociaux quant aux contenus sponsorisés, et la mise en place d’une procédure de référé pour pouvoir faire cesser rapidement la circulation d’une fausse information.

Le scandale Cambridge Analytica, du nom de la société de marketing politique qui a
« aspiré » les données personnelles de 87 millions de profils Facebook en 2015, et ses conséquences, valident un des arguments de l’auteur : les algorithmes ne peuvent être déconnectés d’un « projet politique » (quête effrénée du clic, infotainment, etc.) au service de causes qui, parfois, dépassent très largement la profitabilité économique. Moins de 15 ans après sa création, Facebook se retrouve ainsi en position d’arbitre du processus démocratique mondial – cela, sans avoir de comptes à rendre à personne.

L’internet est aujourd’hui sur la ligne de crête : pour Romain Badouard, l’enjeu majeur est à la fois de réguler pour contrecarrer les discours de haine et les manipulations informationnelles, et de garantir un espace numérique libre où chacun peut faire entendre sa voix, sans toutefois faire émerger un internet à deux vitesses – l’un accueillant une information « propre » et filtrée, l’autre étant livré à des producteurs de contenus peu scrupuleux. Le défi apparaît vertigineux.

Julien Nocetti

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