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L’article « Interventions internationales, souveraineté des États et démocratie » a été écrit par Thierry de Montbrial, président et fondateur de l’Ifri, et publié dans le numéro 3/1998 de Politique étrangère.
« Le principe de la souveraineté des États est à la base du droit international depuis les traités de Westphalie (1648). Un État est défini par trois attributs : un territoire, une population, un gouvernement. Aucun État ne reconnaît d’autorité qui lui soit supérieure, et donc qui ait compétence pour s’ingérer dans ses affaires « intérieures » et pour lui faire justice. Lorsqu’un État reconnaît un autre État, il en accepte normalement le gouvernement tel qu’il est, dès lors que ce gouvernement est effectivement en charge. Par exemple, la France n’a pas eu à reconnaître le gouvernement de Laurent-Désiré Kabila après la chute du maréchal Mobutu au Zaïre devenu République démocratique du Congo, puisque Laurent-Désiré Kabila paraissait contrôler effectivement le pays. En particulier, du point de vue strictement juridique, la qualité plus ou moins démocratique d’un gouvernement ne devrait pas entrer en ligne de compte dans les rapports internationaux.
Dans la conception classique des relations internationales, les États se font la guerre lorsqu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas régler leurs différends par voie de négociation, dans les cas où de grands enjeux sont en cause. La guerre est alors, selon les formules célèbres de Clausewitz, « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » et « une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans le passé, une guerre se déclarait et se concluait par un traité de paix, avec éventuellement un redécoupage des États. À l’époque contemporaine, ce modèle de la guerre interétatique ne correspond plus à la réalité. La légitimité du recours à la violence pour résoudre les conflits est de plus en plus contestée, et l’on est de plus en plus attentif aux conséquences extérieures (un économiste parlerait d’effets externes) des guerres, lorsqu’elles se produisent. On ne déclare plus les guerres et on ne fait plus la paix. La plupart des conflits contemporains commencent dans des conditions ambiguës (les agressions caractérisées, comme celle du Koweït par l’Irak en 1990, sont devenues rarissimes) et s’apparentent au type de la guerre civile. Ils sont suspendus plus souvent qu’ils ne s’achèvent. Il en est ainsi en conséquence de la décomposition des derniers empires, en particulier la décolonisation et la chute de l’Union soviétique.
On a donc assisté, au cours des dernières décennies, à la multiplication des « États ratés » (failed states, on parle aussi de troubled states) ou des États qui ne sont reconnus comme tels que par complaisance. Beaucoup de ceux qui, dans la dernière phase de la guerre froide, étaient maintenus en équilibre métastable en raison de la logique du système bipolaire, se sont effondrés aussitôt après. Dans une guerre civile, par définition, le gouvernement devient incapable d’exercer son autorité sur l’ensemble du territoire. Cela ouvre généralement la voie à des interactions antagonistes avec l’extérieur et donc à l’internationalisation du conflit. Lorsque, au sein d’un État ethniquement, culturellement ou économiquement différencié, un groupe humain impose son autorité à l’ensemble de la population, quand bien même le gouvernement contrôle effectivement le territoire, l’anticipation d’un conflit à venir peut fournir la justification d’une ingérence extérieure, laquelle peut évidemment être menée avec plus ou moins de bonne foi. Car il est vrai que, dans certains cas, le gouvernement par une minorité peut être au contraire la seule manière à court terme d’éviter un conflit sanglant. C’est également au nom de la prévention de conflits futurs que l’on justifie les interventions contre les « États voyous » tels que l’Irak de Saddam Hussein, ou Haïti sous le régime militaire entre 1991 et 1994 (en anglais on parle de rogue states ; Stanley Hoffmann dit murderous states). Il s’agit d’États hors normes. Le cas d’un Saddam Hussein envahissant le Koweït et multipliant les efforts pour acquérir des armes de destruction massive est évidemment extrême.
On voit en tout cas de quelle manière la notion de « droit d’ingérence » peut s’infiltrer à l’intérieur d’un système hétérogène. «J’appelle systèmes homogènes, écrit Raymond Aron, ceux dans lesquels les États appartiennent au même type, obéissent à la même conception de la politique. J’appelle hétérogènes au contraire les systèmes dans lesquels les États sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». Les systèmes hétérogènes sont plus instables que les systèmes homogènes, plus sujets aux phénomènes d’ingérence. À l’extrême, on a les situations de type révolutionnaire analysées par Henry Kissinger dans sa thèse de 1964 sur le Congrès de Vienne, et dont le système bipolaire et hétérogène de la guerre froide lui a fourni un terrain d’expérience.
Face à des États multiethniques, par exemple, l’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est la forme d’ingérence la plus répandue. Le principe des nationalités – énoncé au XIXe siècle dans le sillage de la Révolution française – a servi de fondement idéologique au redécoupage de l’Europe après la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, un courant idéologique postule l’avènement de la paix perpétuelle grâce à l’extension universelle de la démocratie, inéluctable si l’on en croit Francis Fukuyama. On aurait alors un système international véritablement mondial et parfaitement policé. Si l’on admet que la démocratie est la forme générale de gouvernement la plus compatible avec la morale — particulièrement avec l’exercice effectif des droits de l’homme – et en conséquence qu’elle est aussi le type de régime politique le mieux à même de minimiser le risque de conflits sanglants, on voit comment le sous-système démocratique, au sein de la société internationale, peut s’estimer fondé à revendiquer un « droit d’ingérence » dans les affaires intérieures des États non démocratiques. D’autres facteurs contribuent également à atténuer, de nos jours, la distinction entre ce que Tocqueville appelait les « affaires du dedans » et les « affaires du dehors ». On pense ainsi à l’internationalisation des activités criminelles (drogues, trafics d’armes, etc.).
Ce point de vue permet de rendre compatibles les deux approches traditionnelles, réaliste et idéaliste, des relations internationales. Ici, le droit sinon le devoir d’intervention est justifié par la nécessité de prévenir des conflits futurs. Bien entendu, les États non démocratiques ne sont pas prêts à admettre le déterminisme qu’implique une telle théorie. La dynamique des systèmes humains est fondamentalement sujette à l’incertitude et rien n’est plus difficile que de discerner, dans une effervescence locale, les germes d’un conflit futur. De plus, l’un des principes les plus élémentaires et les plus sûrs de la stratégie est que la familiarité avec le terrain est une condition essentielle pour la compréhension des situations belliqueuses. Par exemple, les Serbes connaissent mieux le Kosovo que les Américains ou les Européens de l’Ouest. Ou encore : qui peut se permettre de donner des leçons de gouvernement aux Chinois, dont la civilisation et l’expérience politique sont plusieurs fois millénaires ? Rien de plus difficile en pratique que l’art de la prévention des crises, et rien de plus facile que de tomber dans le piège de l’illusion du déterminisme rétrospectif. Autre difficulté de taille : toute intervention extérieure doit avoir un but, et donc faire l’objet d’une stratégie. Par exemple, face au refus de Saddam Hussein de se soumettre aux réglementations de l’ONU, la « communauté internationale » n’a jamais été capable de formuler une stratégie cohérente, et les États-Unis eux-mêmes n’ont pas clarifié leurs choix. Autre exemple : que faire pour remédier aux carences des « États ratés», au-delà des actions purement humanitaires et nécessairement limitées visant à soulager un peu les souffrances qui en sont la conséquence ?
Il convient de noter que l’équation implicite dans les raisonnements qui précèdent, à savoir que la démocratie – combinée à une prospérité économique justement répartie – assure la paix, est plus formelle que substantielle. Dans la réalité historique, toute la difficulté est de lever les obstacles qui s’opposent à l’accomplissement des conditions posées par le premier terme de l’équation, et cela ne se fait pas du jour au lendemain. Dans les États issus de l’éclatement de l’Union soviétique, on n’est pas passé brusquement à la démocratie et encore moins à la prospérité matérielle. La stabilité du système international ne saurait résulter d’un coup de baguette magique.
En pratique, les limitations au principe de la souveraineté des États n’ont cessé de s’étendre à travers le temps, particulièrement dans la seconde moitié du XXe siècle, mais de façon contractuelle et donc réversible. Les organisations internationales sont en fait des organisations interétatiques. Cela vaut pour l’Organisation des Nations unies (ONU) elle-même. Un État qui déciderait de se retirer de l’ONU serait ipso facto relevé des obligations de la Charte, mais évidemment à ses risques et périls. Avec le temps, l’ONU a cependant pris un caractère partiellement supranational ou supraétatique. Elle constitue de nos jours le seul cadre de référence pour la légalité et la légitimité des interventions internationales les plus importantes, en tête desquelles figure l’« action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression » (chapitre VII de la Charte). Hormis le cas de légitime défense, seule l’ONU, dans l’état actuel des choses, est compétente pour décréter que des actions (sanctions, interventions militaires) dirigées contre un État sont « justes ». Il est bien évident en effet qu’en l’absence d’une telle structure, chaque État serait tenté d’abuser en agissant à sa guise et selon ses intérêts propres, quitte à justifier ses ingérences au nom des considérations évoquées ci-dessus et donc au nom de la morale. L’existence de l’ONU n’élimine d’ailleurs pas tous les risques dans ce domaine. Les États-Unis, forts de leur supériorité écrasante dans tous les domaines, en ce XXe siècle finissant, prouvent constamment combien ils sont tentés par l’unilatéralisme et par la confusion de leurs intérêts propres avec ceux de la « communauté internationale ». Mais à l’inverse, sans la puissance américaine, l’effectivité des résolutions de l’ONU, tout au moins dans les cas les plus graves, ne serait-elle pas encore plus faible qu’elle n’est ? C’est dire que le rempart de l’ONU n’est pas très élevé. Déjà, à l’intérieur d’un État de droit, le système juridique et judiciaire n’est qu’un amortisseur, partiellement efficace, de la brutalité des rapports humains. L’imperfection fondamentale de toute construction juridique est encore plus manifeste s’agissant du droit international.
Nous avons utilisé les concepts classiques de légalité et de légitimité. La légalité d’une action, c’est sa conformité vis-à-vis du droit international, dont l’établissement donne souvent lieu à d’âpres discussions, lesquelles ont du moins l’avantage, comme on vient de le dire, d’amortir les chocs. La légitimité d’une action se rapporte au sentiment d’adhésion des populations concernées. L’intervention conduite par les États-Unis dans le Golfe en 1990-1991 n’aurait pas eu les mêmes effets politiques si elle n’avait pas été approuvée par le Conseil de sécurité et si d’autres États n’y avaient pas participé. Cependant, dans ce domaine de la légitimité, l’ONU souffre d’un biais fondamental. Le système du Conseil de sécurité est en effet articulé autour des cinq membres permanents, dotés du droit de veto : les États-Unis, l’Union soviétique à laquelle a succédé la Russie en 1991, la Chine (d’abord représentée par Formose, puis par la République populaire depuis 1971), la Grande-Bretagne et la France. Dans nombre de cas, les membres permanents sont à la fois juges et parties. Ce système répond au souci de doter l’ONU d’une efficacité qui avait fait cruellement défaut à la Société des Nations (SDN). Les pouvoirs particuliers attribués aux puissances réputées victorieuses en 1945 pouvaient paraître naturels sinon légitimes aux yeux des populations de la planète à l’époque. Tel n’est certainement plus le cas à la fin du XXe siècle. Le Japon et l’Allemagne, forts de leur accès au club des grandes puissances économiques et des grandes démocraties, ne sont plus disposés à accepter indéfiniment un statut de second rang. D’autres États du Tiers-Monde, comme l’Inde souvent qualifiée de
« plus grande démocratie de la planète », ne s’y résignent pas davantage. […]
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