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L’article « La Turquie entre la recherche de l’équilibre et l’isolement » a été écrit par le politiste franco-turc Semih Vaner et publié dans le numéro 1/1982 de Politique étrangère.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique extérieure de la Turquie a connu deux périodes relativement distinctes : la première lorsque Ankara s’engagea totalement dans le camp occidental — nécessité oblige, disaient les diplomates et les dirigeants de l’époque ; la seconde commence après le coup d’État militaire de 1960, et, plus précisément, à partir des années 1964-1965, lorsque la diplomatie turque s’efforça de suivre une politique plus équilibrée : rapprochement avec le camp socialiste, normalisation des relations avec le monde arabe, voire à certains moments, une plus grande sensibilité aux thèses du Tiers-Monde dont la Turquie pourrait être considérée, pourtant, à maints égards, comme partie intégrante. Cette recherche de l’équilibre n’a pas suffi, toutefois, à faire sortir complètement le pays de l’isolement ressenti surtout au moment des rebondissements de la crise chypriote : le premier, en 1964, qui est, pour une grande part, à l’origine de cette nouvelle politique, et surtout, le second, plus dramatique, en 1974, où l’intervention au nord de l’île et le peu de soutien qu’elle a trouvé dans le monde a été plus le symptôme de la solitude éprouvée par la Turquie que véritablement la cause.

De la « doctrine Truman » au « consensus stratégique »

La position que la Turquie occupe sur la scène internationale est largement déterminée par les liens spéciaux qui la rattachent aux États-Unis d’Amérique, liens qui reposent essentiellement sur les traités bilatéraux conclus entre les gouvernements des deux pays. En fait, l’alliance turco-américaine remonte aux années décisives de 1945-1947.

La Turquie se trouvait alors seule face au « grand voisin du Nord » conscient de sa victoire. Adoptant une attitude franchement hostile à l’égard de la Turquie, Staline refusa, en mars 1945, de renouveler le traité de neutralité et de non-agression conclu vingt ans auparavant avec Atatürk et réclama la restitution des provinces de Kars et d’Artakan, cédées à la Turquie par Lénine, et l’établissement d’une base soviétique dans les Dardanelles. Le rejet de ces deux exigences entraîna la dégradation des relations entre les deux pays et, corollairement, le rapprochement entre la Turquie et les États-Unis. Outre la pression soviétique, la nécessité d’une aide économique extérieure et les changements survenus sur le plan intérieur ont conduit la Turquie à choisir l’option occidentale.

L’acceptation de la « doctrine Truman » formulée en 1947 et destinée à « fournir une aide aux peuples libres qui luttent contre les pressions étrangères et contre des minorités qui tentent de s’imposer par la force », l’envoi d’un corps expéditionnaire en Corée, l’adhésion au Pacte atlantique en 1952, puis en 1955 au pacte de Bagdad — devenu par la suite le CENTO —, concrétisèrent cette orientation.

Par ailleurs, la Turquie continuait de constituer tout un réseau de traités bilatéraux avec les États-Unis. Ces traités, autorisant l’implantation de bases stratégiques et de lancement balistique sur le territoire turc, ont été signés et mis en application soit par le ministère des Affaires étrangères, soit par les autorités militaires, mais ils n’ont jamais été soumis à la ratification du Parlement.

Toutefois, l’alliance turco-américaine a connu des hauts et des bas. Après les événements de Chypre, en 1974, et le refus, en février 1975, de la Chambre des représentants américaine de lever l’embargo imposé à la Turquie — grâce notamment au puissant
« lobby grec » de Washington et afin de forcer la solution de la question chypriote — , celle-ci avait riposté en annonçant, le 20 juillet 1975, l’entrée en vigueur du « statut provisoire » réglementant désormais le fonctionnement de vingt-cinq bases militaires, c’est-à-dire leur « mise en veilleuse ».

Pendant plus de trois ans, les dirigeants turcs demandèrent à Washington, sans succès, la reprise des ventes d’armes, allant jusqu’à suggérer que cette situation pourrait, si elle se prolongeait, les conduire à reconsidérer l’appartenance de leur pays à l’Alliance atlantique. En juillet 1978, la Turquie obtint finalement satisfaction, ce qui provoqua de vives réactions grecques. Trois mois plus tard, un statut temporaire fut accordé aux bases américaines, statut rendu définitif par l’accord américano-turc du 9 janvier 1980. Cet accord prévoit notamment la restitution aux États-Unis de trois bases considérées comme particulièrement vitales par le Pentagone.

La position de la Turquie, qui possède des installations d’écoute ultra-modernes, s’est trouvée renforcée après le départ du Shah et la perte des installations d’écoute américaines en Iran. Trois stations d’écoute fournissent en permanence aux Américains environ 25 % des informations concernant les essais des missiles stratégiques soviétiques : Belbasi, non loin d’Ankara, où des sismologues détectent les explosions nucléaires souterraines soviétiques ; Diyarbakir, en Anatolie orientale, où deux radars sont à l’affût des mouvements de satellites adverses ; Sinop, sur la mer Noire qui capte les messages radio. Ces installations appartiennent à l’Agence de sécurité nationale chargée de toutes les questions de décryptage, de décodage, de brouillage et de protection des communications.

Toutes les stations d’écoute de l’agence américaine jouent un rôle dans l’écoute des centres d’essais soviétiques de Kapustinyar, à l’est de Volgograd et de Tyuratam près de la mer d’Aral. Ce dernier site expérimente les missiles intercontinentaux soviétiques SS-18 et SS-19 et plus particulièrement les ogives multiples à trajectoire indépendante. Ces stations sont aussi chargées d’intercepter les communications en URSS entre différentes unités, les autorités publiques, etc. Outre ces stations d’écoute, la Turquie abrite quatorze stations de surveillance et d’alerte aérienne du réseau NADGE de l’OTAN. Par ailleurs, sur les bords de la mer de Marmara, la station de Karamùrsel contrôle le passage des navires soviétiques de la mer Noire, où se trouvent presque tous les chantiers navals de l’URSS du sud.

Après l’effondrement de la monarchie iranienne et l’invasion soviétique de l’Afghanistan, il est apparu de façon évidente que le point névralgique de la sécurité européenne s’était déplacé et que l’attention se portait désormais plus particulièrement vers la région du golfe Persique. La nouvelle Administration américaine, pour laquelle le conflit israélo-arabe n’est plus le dossier prioritaire au Proche-Orient, met plutôt l’accent sur « la menace des Soviétiques et de leurs représentants » dans le Golfe.

Aussi l’Administration Reagan considère-t-elle désormais la Turquie comme un des éléments essentiels de sa stratégie pour contenir la poussée soviétique au Moyen-Orient. Elle souhaite que la Turquie se rallie au « consensus stratégique » même si aucune proposition précise — du moins officielle — ne semble avoir été faite jusqu’à maintenant. Au cours de la visite à Ankara, en décembre 1981, de M. Weinberger, secrétaire d’État américain à la Défense, la contribution éventuelle d’Ankara à la force de déploiement rapide (Rapid Deployment Force) n’aurait pas été évoquée et cela pour une simple raison : les Turcs, estimant que « la défense du Golfe ne relève que des pays du Golfe », ont indiqué depuis plusieurs mois qu’ils ne souhaitent nullement servir de fer de lance aux troupes américaines au Proche-Orient ni par le biais des facilités de stockage ni par celui des bases militaires.

Or, au cours des derniers mois, les responsables américains et ceux de l’OTAN ont multiplié les déclarations laissant à penser que les pressions s’exerceraient à rencontre de la Turquie afin de l’impliquer dans le partage des tâches pour la défense des intérêts occidentaux au Moyen-Orient. Alors que pour M. Robert Komer, ancien ambassadeur des États-Unis à Ankara, le rôle de la Turquie qui est « un pont entre l’OTAN et le golfe Persique » devrait être « stratégiquement dissuasif », un haut responsable américain aurait déclaré pour sa part et sans ambages : « la Turquie a choisi son camp et a pris sa place dans le camp occidental. Le moment venu, elle aura à remplir ce qu’elle a assumé ».

Les exigences des partenaires de l’OTAN se manifestent également sous forme soit
d’« espérances » soit de « certitudes ». Ainsi, M. Joseph Luns, secrétaire général de l’OTAN, a déclaré qu’il « espère que la Turquie, en cas de nécessité, ne refusera pas son concours à une entreprise de défense du Golfe ». Or, au cours des débats sur le traité de coopération et de défense qui devait être signé et qui a été mis en chantier en janvier 1979, à Ankara, la Turquie avait insisté tout particulièrement afin que des clauses précises délimitent le champ des forces de l’OTAN, en tenant la région du golfe Persique hors du traité, ce contre quoi les États-Unis s’étaient résolument opposés.

La Turquie refuse, pour le moment, d’accepter un rôle actif au sein des différents scénarios conçus par les stratèges occidentaux. Cependant il est permis de s’interroger sur sa capacité de résistance, surtout si l’on tient compte de son économie largement tributaire de l’aide extérieure, essentiellement américaine, et de la présence, dans les allées du pouvoir, de ceux qui poussent vers un plus grand engagement aux côtés des Américains. Dans un tel cas, la Turquie risquerait de se trouver au premier plan d’une éventuelle confrontation entre les États-Unis et un pays musulman, ce qui ne manquerait pas d’affecter gravement les relations établies avec beaucoup de soins et d’efforts, au cours de ces dernières années, avec le monde arabe.

De la rupture à la normalisation des rapports avec le monde arabe

La méfiance réciproque existant entre la Turquie et les pays arabes, qui n’a pas complètement disparu aujourd’hui, s’explique premièrement par le fait que certains pays arabes s’étaient rangés du côté des puissances hostiles à l’Empire ottoman, au cours de la Première Guerre mondiale, et avaient ainsi acquis leur autonomie. Deuxièmement les réformes de laïcisation introduites par la république turque entre 1923 et 1935 — abolition du califat, abandon de la loi coranique et de l’enseignement religieux, substitution de l’alphabet latin à l’alphabet arabe — , ont été considérées par les pays arabes comme un rejet de la religion musulmane. De plus, la Turquie a été le premier pays musulman à reconnaître officiellement Israël et à rétablir des relations diplomatiques avec ce pays.

La signature, en 1955, du pacte de Bagdad — devenu le CENTO en 1964, après la défection du seul membre arabe — entre la Turquie et l’Irak, et auquel adhérèrent successivement la Grande-Bretagne, l’Iran et le Pakistan — malgré l’hostilité de la Syrie, de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite, qui l’appelaient le « pacte turc » — , répondait à l’objectif américain d’entourer l’Union soviétique d’une ceinture ininterrompue de pays alliés. La « doctrine Eisenhower » de 1957, qui était une nouvelle formulation à l’usage du Moyen- Orient de la « doctrine Truman » — c’est-à-dire acceptant le principe d’une intervention militaire des États-Unis au Moyen-Orient en cas « d’agression directe ou indirecte, de la part du communisme international » — reçut l’approbation du gouvernement Menderes soucieux de donner des preuves de bonne volonté aux États-Unis dont l’assistance financière lui était de plus en plus vitale.

Ce n’est qu’à partir de 1964 que la Turquie s’orienta vers une révision de ses relations avec le monde extérieur. La crise qui venait d’éclater à Chypre constitua, à cet égard, un facteur déterminant. La lettre adressée par le président Johnson au premier ministre turc, I. Inônù, rappelait que les États-Unis s’opposeraient catégoriquement à l’emploi d’armement américain dans une éventuelle intervention de la Turquie à Chypre. Elle provoqua, dans le pays, l’effet d’un choc. […]

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