Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Frédéric Ramel propose une analyse de l’ouvrage de Fabrice Argounès, Théories de la puissance (CNRS Éditions, 2018, 232 pages).

À l’instar de la sécurité, la puissance est l’un des concepts les plus discutés en relations internationales. L’ouvrage de Fabrice Argounès offre ici une série de repères pour l’appréhender dans le contexte actuel. Structuré en quatre parties – les dimensions conceptuelles, les approches théoriques, le statut et les modalités de différenciation dans le système international (petits, moyens, grands, émergents), les nouveaux acteurs et terrains d’expression de la puissance –, il propose une réflexion qui prend les traits d’un décentrement. La puissance n’est pas seulement question de mesure des arsenaux militaires des États. Confier la préface de l’ouvrage à Bertrand Badie constitue d’ailleurs un indice : appréhender la puissance ne peut plus reposer exclusivement sur des références réalistes et occidentales.

L’ouvrage présente trois qualités indéniables. La première réside dans le panorama bienvenu qu’il établit en vue de se frayer un chemin dans la littérature académique. La deuxième tient à l’usage éclairant d’une série d’encadrés qui illustrent de façon originale et percutante le renouvellement des formes de puissance, des jeux vidéo aux célébrités. La troisième correspond au déplacement qu’opère l’auteur en montrant les recompositions à l’œuvre, tant au sein des organisations intergouvernementales que dans les interactions au cœur des conflits armés contemporains. Il ne s’agit pas là d’une idée nouvelle, mais le mérite de Fabrice Argounès consiste à actualiser tant la vitalité que l’incarnation concrète de cette thèse.

La lecture invite à quelques discussions de fond. La tendance à l’exhaustivité, qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage sur le plan didactique, ne permet néanmoins pas d’appréhender l’ensemble des références dans le domaine. Ainsi, le passage sur l’hégémonie ne s’appuie pas sur la définition initiale de Thucydide ; celui sur le tournant pratique se restreint à l’approche de Bourdieu ; ou le développement consacré aux théories critiques ne convoque ni Michael Williams ni Thierry Balzacq. Plus surprenant : certaines figures de la puissance « décentrée », comme les lanceurs d’alerte, n’apparaissent pas dans la quatrième partie. Par ailleurs, la dimension technologique ne semble pas ici constituer un des paramètres structurants pour penser la puissance, qu’il s’agisse du nucléaire ou des neurosciences, et plus généralement de l’augmentation des capacités humaines. Ces éléments offrent pourtant autant de ressorts de puissance dont il faut repérer la robustesse, voire le devenir, dans les configurations guerrières à venir. Enfin, la puissance est aussi et surtout affaire d’images, ce que Fabrice Argounès ne reconnaît que partiellement. Il incorpore bien les représentations, notamment via les cadres libéraux et constructivistes. Mais les images ne sont pas seulement mentales. Elles peuvent être prises au sens littéral : du corps d’Aylan sur une plage turque aux photos des décapitations de l’État islamique en passant par les exactions sur les prisonniers irakiens à Abou Ghraib. La puissance n’échappe pas à l’abord visuel, lequel rime avec intégration des émotions.

À condition de s’émanciper des catégories classiques en relations internationales, qui la décrivent selon des critères essentiellement militaires, la puissance maintiendra « sa place de choix » dans le domaine. L’ouvrage de Fabrice Argounès livre incontestablement des moyens utiles pour mener cette analyse.

Frédéric Ramel

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