Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Jérôme Marchand propose une analyse croisée des ouvrages de Nic Cheeseman et Brian Klaas, How to Rig an Election (Yale University Press, 2018, 320 pages) et Darren E. Tromblay, Political Influence Operations: How Foreign Actors Seek to Shape U.S. Policy Making (Rowman & Littelfield, 2018, 272 pages).

Ces deux ouvrages abordent des thématiques distinctes mais convergentes. How to Rig an Election traite des stratégies au moyen desquelles les tricheurs politiques et leurs auxiliaires administratifs faussent les scrutins démocratiques. Les auteurs (politistes de formation) recensent six approches d’usage courant : pré-formatage biaisé (de type gerrymandering), corruption, violence, hacking, bourrage d’urnes, fake news. Exemples récents à l’appui, ils détaillent la « boîte à outils autoritariste » et ses évolutions technologiques, qui diminuent la traçabilité de certaines fraudes. Les illustrations sont nombreuses et choisies avec intelligence. Sans surprise, les États africains et ceux de l’ancien bloc soviétique fournissent l’essentiel du matériau narratif.

Écrit dans un style vivant, How to Rig an Election se signale par l’importance donnée aux dispositifs de manipulation des apparences, activés non seulement pour limiter la contestation post-électorale, mais aussi pour répondre aux attentes formalistes des démocraties occidentales, dispensatrices de récompenses (brevets de respectabilité, prêts, subventions…) pour les bons élèves et les simulateurs de qualité. Le thème de l’influence politique est donc au cœur du livre de Nic Cheeseman et Brian Klaas, tout comme il l’est dans celui de Darren E. Tromblay.

Political Influence Operations examine les méthodes clandestines et détournées permettant aux stakeholders étrangers – États, entreprises, cabinets de lobbying, organisations non gouvernementales… – d’infléchir à leur avantage les process et outputs du système politique américain. La période couverte s’étend des débuts de la guerre froide aux controverses occasionnées par les entourages de Donald Trump (Carter Page, Paul Manafort, Michael Flynn, etc.). Quant au cadre analytique, il fait une large place aux menées des services de renseignement adverses et aux failles (individuelles, organisationnelles, systémiques…) que ces organismes s’appliquent à détecter, puis exploiter.

Le principal atout de l’ouvrage réside dans le nombre et la variété des cas recensés, qui donnent une idée des difficultés auxquelles font face les experts du contre-espionnage. En contrepartie, le texte s’abstient de toute interrogation sur les dispositifs d’influence très agressifs auxquels fait appel Washington, sur un mode semi-routinier. Il se trouve ainsi hors d’état d’appréhender les répertoires de coups – offensifs, défensifs, contre-offensifs – qui se mettent en place à certains moments clés (voir par exemple les suites de la révolution orange en Ukraine) et qui orientent durablement les confrontations souterraines entre puissances rivales. Plus important, le livre de Darren Tromblay omet d’évaluer les opérations étrangères sous l’angle gains/coûts, en essayant de déterminer ce qui marche bien, moins bien ou pas du tout.

La question de la hiérarchisation des problèmes et de l’affectation prioritaire des ressources – faiblesse cardinale des bureaucraties d’État – reste ainsi posée. Cependant, Political Influence Operations a le mérite d’admettre à mi-voix que les éléments les plus
« vulnérables » de la population américaine ne sont pas les « idiots utiles » de l’enseignement ou de l’activisme, mais les personnalités « flottantes » évoluant dans les milieux parlementaires et dans la fonction publique. Mention spéciale à la bibliographie figurant en fin de chaque chapitre.

Jérôme Marchand

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