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L’article « ‘…J’ai fait un rêve…’ Le président François Mitterrand, artisan de l’Union européenne » a été écrit par Philippe Moreau Defarges, à l’époque professeur à l’IEP de Paris et chargé de projet auprès du directeur de l’Ifri, dans le numéro 2/1985 de Politique étrangère.

Il n’y a plus un seul contentieux à régler dans la Communauté… Bien sûr, il y en aura d’autres, c’est la vie ». C’est par ces phrases que le président François Mitterrand, à l’issue du Conseil européen de Fontainebleau (25-26 juin 1984), clôt les six mois — premier semestre 1984 — de présidence française. Le chef de l’État, fidèle à son style, s’exprime en agriculteur qui a creusé son sillon, en artisan consciencieux : il avait une tâche à accomplir — faire sortir l’Europe des Dix de l’impasse, où l’enfonçait l’absence d’accord, lors de la rencontre d’Athènes (4-6 décembre 1983) — , et le travail était fait au moment où s’achevait le mandat ! En ces six mois de 1984, François Mitterrand, par son obstination méthodique — trente rencontres bilatérales avec ses neuf collègues du Conseil européen —, conquiert l’image de grand Européen, en particulier auprès de la presse anglo-saxonne pourtant prompte — non sans paradoxe — à s’ériger en gardienne de l’idée européenne !

En ce qui concerne la construction européenne, le septennat de François Mitterrand a bien pour ligne de partage ce semestre de présidence. Avant, la personnalité, la vision du chef de l’État ne se manifestent pas vraiment. Priorité aux réformes intérieures et euphorie de l’état de grâce ? Rêve d’une diplomatie universelle, unissant indépendance, droits de l’homme et Tiers-Monde ? Sentiment que l’ambition européenne s’est de manière irréversible enlisée dans la bureaucratie ? En tout état de cause, la France sera le moteur, la force pionnière d’une autre Europe : « J’ai choisi, avec d’autres, de placer la France à la pointe des nations industrielles, initiatrice d’un nouveau type de développement… pour la (l’Europe) construire, il faut éviter de ressasser les inévitables contentieux bilatéraux ou communautaires. Je rechercherai, au contraire, la solution aux problèmes actuels, à la lumière de projets concrets de relance européenne… ». Les ajustements du franc des 12 juin 1982 et 21 mars 1983 marquent le rappel à l’ordre de la réalité : « la France ne peut mener une politique de gauche intégrale si les autres pays européens appliquent des politiques de droite » (Pierre Mauroy). Plus, en 1982 et 1983, les contraintes économiques, stratégiques, politiques se durcissent, plus s’impose « la dimension européenne […]. Il ne s’agit pas d’oublier les légitimes intérêts de chacun, les concurrences, mais de les transcender dans le dynamisme retrouvé de la construction européenne ». Puisqu’il n’y a pas d’alternative au choix européen, « c’est au-delà du Marché commun lui-même qu’il faut porter notre regard. A quoi sert l’Europe ? A cette question, il faut répondre sous peine de perdre en fin de compte et notre identité, et notre raison d’être, et nos raisons d’agir… ».

Ainsi, de 1981 à 1985, le sens de la participation française au projet européen évolue-t-il profondément… L’utopie socialiste se heurtant tout de suite aux données permanentes des problématiques européenne et française, la démarche mitterrandienne depuis 1983-1984 se présente comme une tentative pour dépasser ces dilemmes. Dans cette perspective, le discours français non seulement met de plus en plus l’accent sur la nécessité d’aller au-delà de l’Europe économique, mais encore paraît tenté par l’invention d’une nouvelle supranationalité. Ainsi la diplomatie européenne de l’actuel président de la République révèle-t-elle, comme en filigrane, la transformation du modèle (du rêve) mitterrandien…

L’Europe sera socialiste ?

Chez le candidat François Mitterrand, l’idéologie l’emporte : l’Europe doit constituer un pôle de résistance au capitalisme des multinationales. Un ensemble libéral, ouvert sur l’extérieur, est vulnérable. « Seule l’Europe socialiste… ». Cette vision presque mystique tente de se concrétiser par la proposition d’espace social européen.

Dès la première réunion du Conseil européen (Luxembourg, 29-30 juin 1981) à laquelle il participe, le président de la République évoque la nécessité d’un tel espace. Or, par un hasard éclairant, Lord Carrington, alors secrétaire au Foreign Office, donne, à l’occasion de cette rencontre, un entretien au quotidien Le Monde. Pour le ministre britannique, la Communauté a un problème prioritaire, celui du partage « équitable » des charges
(« l’ensemble des contributions et revenus de chaque État doit faire l’objet de décisions délibérées sur des critères équitables de sorte que les ressources soient transférées des plus riches aux plus pauvres »). Ainsi, dès cette première session, pour le président de la République le décor est en place : l’esquisse de son ambition européenne ; l’obstination britannique. Et ce conflit omniprésent ne se résoudra que trois ans plus tard, le 26 juin 1984, à Fontainebleau, à l’issue d’un Conseil européen présidé par François Mitterrand !

Le thème de l’espace social européen n’est pas délimité. Défini de manière idéale, un tel espace exigerait : une harmonisation de l’ensemble des législations sociales (et d’abord des règles relatives à la durée de travail) ; l’approfondissement des droits des travailleurs ; et, inévitablement, des mécanismes communautaires de solidarité pour les difficultés d’emploi. La présentation officielle de ce thème fait de l’espace social européen un système très compréhensif : «… faire mieux participer les travailleurs au devenir de l’Europe. L’Europe des travailleurs est encore à faire. Ensuite, essayer de traiter le chômage, les restructurations et une meilleure répartition du temps de travail… ». Ce projet est immense !

Il n’y aura jamais de véritable débat sur ce thème. Les choix sociaux des différents gouvernements sont trop éloignés. Et surtout, comme l’illustrent très vite les effets de la réduction de la durée du travail en France en 1981, toute mesure sociale doit tenir compte de l’impératif de compétitivité, vitale pour un ensemble dont la production d’un travailleur sur quatre est destinée à l’exportation. Aussi, même dans le cas où les dix États-membres de la Communauté tomberaient d’accord pour procéder à une diminution du temps de travail, la contrainte des concurrents extérieurs — États-Unis, Japon, nouveaux pays industriels… — leur interdirait d’aller très loin dans cette direction, sous peine de perdre des marchés déjà menacés. En juin 1984, les ministres des Affaires sociales de la Communauté adoptent tout de même une recommandation — texte dépourvu de portée obligatoire — fort prudente et invitant à « une réduction du temps de travail qui ait des effets positifs sur l’emploi… ».

En 1981, l’avènement d’une Europe socialiste se révélant impossible, s’esquisse la vision d’une France socialiste épanouissant son identité dans et par le dialogue avec le Tiers-Monde.

Ce sont, par exemple, la déclaration franco- mexicaine sur le Salvador (28 août 1981), le plan franco-égyptien de règlement du conflit israélo-arabe (juillet 1982), ou le mémorandum français déposé au « sommet » Nord-Sud de Cancùn (22-23 octobre 1981). En fait, cette approche, amenant tour à tour la France à s’appuyer sur la solidarité européenne ou préférer une certaine solitude, ne peut concerner que la coopération politique, domaine dépourvu d’« acquis communautaire », et régi par la concertation.

En outre, lors de la guerre des Falkland (avril-mai 1982), le président de la République s’assigne pour objectif de prouver que l’identité européenne ne saurait être intermittente : « Toute communauté historique a son endroit et son envers et il faut savoir venir au secours de ses partenaires quand ils connaissent des difficultés… Les Neuf doivent, par leur solidarité sans faille, profiter de cette occasion pour prouver l’utilité de l’Europe aux Britanniques… », déclare un des conseillers de François Mitterrand.

De la vision socialiste à la problématique française

Dès 1982, au moment où le « corset européen » (Pierre Drouin) exige de choisir entre la fermeture des frontières et la rigueur, le président François Mitterrand prend conscience de la problématique spécifique, en fonction de laquelle toute diplomatie européenne de la France est condamnée à se définir.

L’engagement européen de la France et, plus précisément, ses nombreuses initiatives (de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 au soutien apporté à la création d’une union européenne) sont dictées par trois préoccupations :

— une préoccupation européenne : surveiller, encadrer l’Allemagne fédérale, empêcher la renaissance d’une puissance dont les tentations, neutralistes en ce milieu des années 80, les réactions restent redoutées ;

— une préoccupation économique : édifier un nouveau pré carré, fournir à un pays dont la modernisation a été difficile, un périmètre d’adaptation, soumettant l’industrie française à la compétition extérieure tout en la préservant d’une concurrence mondiale sauvage, sans discipline ;

— une préoccupation internationale : donner à une nation de taille définitivement moyenne un point d’appui, un levier pour continuer à jouer un rôle de grande puissance.

Or ces buts sont tour à tour complémentaires, se renforçant l’un l’autre, et contradictoires, se gênant mutuellement. En outre, tout au long de cette alternance de divorces et de réconciliations, les éléments de complémentarité tendent à s’affaiblir et ceux de tension à s’amplifier. […]

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