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L’article « Le prix du pétrole dans le monde » a été écrit par Jules Leveugle dans le numéro 4/1975 de Politique étrangère.

Si l’on veut comprendre les grands événements des dernières années qui ont concerné le pétrole et en particulier son prix, il faut se référer, comme c’est le cas en tout domaine, à une histoire plus ancienne. Nous exposerons rapidement celle de la décennie 1950, puis de la décennie 1960, avant de passer à celle de la crise aiguë des années 1970-1975.

La décennie 1950-1959 : le système américain

Les prix aux États-Unis en 1950

Depuis les années 30 — avec la politique du « New-Deal » — était en vigueur aux États-Unis une réglementation officielle de limitation de la production de pétrole (proration) dont le but déclaré était de ménager les réserves nationales de pétrole, et le résultat pratique de stabiliser le prix. Selon cette réglementation, la production nationale était fixée, chaque mois pour le mois à venir, exactement au niveau de la demande des raffineurs au prix du mois précédent. Les ajustements de production étaient surtout le fait de l’État du Texas, qui produisait à lui seul 40 % du total de la production américaine, et consentait à imposer à ses producteurs un sous-emploi de leurs capacités pouvant atteindre le tiers ou la moitié. Les fluctuations rapides et profondes de prix qui avaient été la règle auparavant — comme il est normal pour un bien dont la demande et l’offre à court terme dépendent très peu du niveau de prix — étaient ainsi fortement freinées surtout à la baisse. Mais une telle réglementation était exceptionnelle aux États-Unis (agriculture exceptée) : la libre concurrence et la libre formation des prix étaient universellement révérées ; aussi, lorsque une hausse de prix du pétrole se produisait, protestations et accusations de collusion s’élevaient-elles d’une opinion très sensibilisée à l’égard de l’industrie pétrolière : le prix du pétrole aux États-Unis avait donc forcément un caractère politique.

Les prix dans le reste du monde, ajustés en 1950 sur ceux des États-Unis

En 1949, la production américaine (250 Mt) dépassait largement la moitié de la production du monde non communiste (460 Mt). Les compagnies américaines à activités étrangères, Esso, Texaco, Gulf, Standard of California, Mobil, qui produisaient environ la moitié du pétrole des États-Unis, produisaient également la moitié du pétrole du reste du monde non communiste (Venezuela, Arabie Saoudite…).

A partir de fin 1949, le prix du pétrole américain servit de base aux compagnies pour la fixation du prix des pétroles des autres pays producteurs : les prix-départ de chaque origine furent ajustés en tenant compte du coût du transport, des droits de douane et des différences de qualité, de manière que les prix rendus sur la côte est des États-Unis fussent égaux à celui du pétrole du Texas rendu sur cette même côte. Voici quels furent pour trois pétroles importants les prix, appelés « prix postés », qui conduisaient à des prix rendus à Philadelphie de 3,10 $ /bl (1 baril : 158 litres ; 7,5 barils : 1 tonne) :

East Texas, départ champ 2,65 $ /bl
Officina, F.O.B., Venezuela 2,65 $ /bl
Arabe léger, F.O.B., golfe Persique 1,75 $ /bl

Ce mode de détermination des prix était logique : dans une économie de marché, il ne saurait exister deux prix pour une même marchandise en un même lieu, et ce lieu ne pouvait être que la côte est des États-Unis : l’ajustement du prix sur un port d’Europe aurait conduit à un prix départ golfe Persique trop élevé pour permettre les importations sur la côte est. Or l’Amérique du Nord avait déjà importé, en 1949, 6 Mt de pétrole du Moyen-Orient contre 20 Mt pour l’Europe.

Le régime fiscal du pétrole à l’extérieur des États-Unis en 1950

Jusqu’à 1950 environ, les recettes des pays producteurs se limitaient aux redevances dues aux propriétaires du sous-sol, appelées aux États-Unis « royalties », qui étaient en général de 12,5 % du prix de vente. A la fin des années 40, les compagnies pétrolières, se souvenant sans doute qu’elles avaient été nationalisées au Mexique vers 1938, souhaitèrent intéresser davantage les pays producteurs : elles offrirent de remplacer la
« royalty » par un partage à égalité du bénéfice entre compagnies et pays producteurs, selon la formule devenue illustre du « 50/50 ». Cependant cette générosité ne coûtait guère aux compagnies américaines. Une disposition fiscale dite « crédit de taxe étrangère » destinée à favoriser les investissements américains à l’étranger venait en effet réduire l’impôt sur le revenu dû au fisc américain — lui-même au taux de 50 % environ — d’un montant égal à celui payé aux pays producteurs. Dans ce nouveau système, la royalty subsistait comme somme à valoir sur l’impôt.

On voit que l’ensemble prix du pétrole et redevances aux pays producteurs dérivait des prix et du système fiscal en vigueur aux États-Unis à la même époque ; ce « système américain » résistera dix ans à l’épreuve des forces de l’économie et de la politique.

La hausse des prix postés de 1950 à 1957

La vague d’inflation qui accompagna et suivit la guerre de Corée (1950-1952) fit monter le prix du pétrole d’environ 25 c/bl aux États-Unis en 1953, d’où une hausse des prix postés dans le reste du monde. En 1956, la fermeture du Canal de Suez fut la cause d’une hausse des taux de frets, qui à son tour, provoqua l’arrêt des importations aux États-Unis et même certains achats européens dans ce pays. Il s’ensuivit une nouvelle hausse de 25 c/bl du prix du brut aux États-Unis au début de 1957 et donc une nouvelle hausse des prix postés dans le reste du monde. Vers la mi 1957, les prix postés étaient devenus les suivants :

East Texas, départ champ 3,25 $ /bl
Arabe léger, F.O.B., golfe Persique 2,12 $ /bl

La baisse des prix du pétrole de 1957-1959 se propage de l’extérieur à l’intérieur des États-Unis, ce qui entraîne le contingentement des importations dans ce pays.

A la réouverture du Canal de Suez, en mai 1957, le marché du pétrole s’affaiblit, les prix de marché du pétrole brut en dehors des États-Unis tendant à s’écarter de plus en plus des prix postés qui devenaient des prix d’ordre, à partir desquels on définissait les prix de marché (énoncés : prix postés moins 10 cents, 20 cents, etc.), mais qui continuaient à servir pour établir les redevances dues aux pays producteurs.

De tels rabais pouvaient difficilement ne pas avoir lieu. En effet, d’une part, le prix de revient, amortissement compris, du pétrole brut au Moyen-Orient étant très faible, 0,10 c/bl environ, grâce aux caractères géologiques extraordinairement favorables de la région, le bénéfice des compagnies concessionnaires pour une vente au prix postié de 2,1 $ /bl aurait été d’environ 1 $/bl, c’est-à-dire du même ordre que l’investissement. D’autre part, la concurrence entre les compagnies pétrolières exploitant les concessions du Moyen- Orient et du Venezuela — les cinq américaines déjà citées, plus la Shell, la BP et la CFP — était très vive, et de plus, il était impossible aux compagnies américaines de garder la totalité du bénéfice sur le prix posté sur des quantités devenues importantes sans se voir accusées dans leur propre pays de former un cartel. L’abaissement de prix gênait d’ailleurs moins ces compagnies américaines que leurs concurrents européens ou indépendants américains. Les premières disposaient déjà de grandes réserves (notamment en Arabie Saoudite) et de positions fortes dans le raffinage et la distribution sur les marchés européens et autres, tandis que leurs concurrents, nouveaux venus, cherchaient à s’implanter par des efforts coûteux au départ. En résumé, du point de vue des compagnies américaines, le maintien du prix du pétrole étranger au niveau des prix postés n’était ni possible, ni souhaitable.

Les compagnies américaines à activités étrangères dont les capacités de raffinage dépassaient les capacités de production aux États-Unis avaient certes grand intérêt à importer aux États-Unis le pétrole de leurs propres concessions du Venezuela et du Moyen-Orient, plutôt que de développer leur production aux États-Unis ou d’acheter celle des autres producteurs américains (appelés « producteurs indépendants »), généralement dépourvus de capacités de raffinage. Cependant, leurs importations restaient sagement limitées par ce qui était possible politiquement. Les autres raffineurs américains dits
« raffineurs indépendants » qui eux aussi avaient intérêt à acheter du pétrole étranger depuis l’apparition de rabais sur prix postés ne pratiquaient pas la même modération.
A cause de ces importations, les prix du pétrole américain tombèrent d’environ 10 c/bl au début de 1959 entraînant avec eux les prix postés du golfe Persique.

Les producteurs indépendants américains, de qui provenait la moitié de la production des États-Unis se trouvaient souvent, en particulier au Texas, être des personnes physiques, riches, audacieuses, influentes politiquement, qui ne pouvaient tolérer sans réagir vivement cette concurrence du pétrole étranger ruineuse pour leurs intérêts. Les importations étaient aussi une menace à long terme pour l’indépendance énergétique, donc stratégique des États-Unis et par conséquent éveillaient la vigilance du Département d’État et des militaires. L’Administration américaine mit fin à la liberté des importations de pétrole en mars 1959 et instaura un système de contingentement, les quotas étant répartis entre les raffineurs au prorata des quantités traitées. Les importations globales de pétrole brut furent limitées à environ 12 % du pétrole brut traité.

1960 : la baisse des prix postés et la formation de l’OPEP

Le contingentement des importations de pétrole aux États-Unis de 1959 marquait la fin du système logique des prix mondiaux instauré en 1950. Le prix du marché hors États-Unis restant inférieur aux prix postés, ces derniers furent abaissés de 10 c/bl en août 1960 ; cette baisse ne fut ni précédée, ni suivie d’une baisse notable des prix américains protégés désormais par le contingentement des importations. La justification de cette baisse décidée par les compagnies était que les prix du marché ayant baissé, les prix postés devaient suivre, sinon les compagnies paieraient des taxes sur un revenu qu’elles ne percevaient pas. Mais, par cette baisse elles voulaient aussi démontrer au fisc américain que les revenus payés aux pays producteurs étaient bien des impôts sur les bénéfices. Sur ce point, le fisc américain devait finalement retenir la thèse de l’industrie.

De leur côté, les pays producteurs qui avaient compté sur des revenus d’un certain niveau, avaient engagé des dépenses publiques et établi des plans en conséquence, se voyaient douloureusement amputés de 5 % du revenu escompté. Mais il y avait plus grave : aux yeux des pays producteurs, la baisse des prix postés entraînait des baisses de taxes qui, elles-mêmes, permettaient de nouvelles baisses de prix de marché, donc de prix postés, etc. Cette évolution pouvait conduire à une situation finale absurde.

Les pays producteurs inquiets constituèrent une Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (O.P.E.P.) se proposant de ramener les prix postés au niveau de 1958 et demandant fermement à être consultée dorénavant.

La décennie 1960-1969 : le sommeil européen dans la paix américaine

Première raison : les réserves d’énergie du monde paraissaient très abondantes

Le niveau des prix postés de 1960 à l’extérieur des États-Unis avait été atteint un peu par hasard, comme nous venons de voir. Il devait néanmoins rester stable pendant dix ans. Les prix de marché s’écartèrent de plus en plus de ces prix postés. Les rabais étaient d’environ 45 c/bl vers 1968 sur un prix posté de l’Arabe léger de 1,80 $/bl : le prix de marché F.O.B. golfe Persique était donc d’environ 1,35 $/bl soit 10 $/t. Aux États-Unis, les prix restèrent sensiblement constants de 1960 à 1968. (…)

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