Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Rory Cormac, Disrupt and Deny: Spies, Special Forces, and the Secret Pursuit of British Foreign Policy (Oxford University Press, 2018, 416 pages).

Cet ouvrage enrichit les études des opérations clandestines extérieures des autorités britanniques. Il suit la chronologie : la guerre froide (1945-fin des années 1950) ; la fin de l’Empire (1953-milieu des années 1960) ; l’âge des illusions (1965-présent). Chacun de ces blocs retrace les interventions les plus abouties (Iran/Oman) comme les montages avortés ou affadis. L’ensemble est ainsi remarquablement lisible sans tomber dans les platitudes anecdotiques.

Ce travail méticuleux, qui s’appuie sur un large ensemble de documents déclassifiés et de recherches historiques, met en lumière la complexité des rapports entre leaders politiques, coordinateurs administratifs de haut niveau, responsables du Trésor, diplomates de carrière, fonctionnaires du renseignement et chefs militaires. Chacun de ces groupes possède son propre agenda, ses propres biais cognitifs, ses propres manières d’envisager le ratio gains/coûts de ses décisions. Faire en sorte qu’émergent des alignements stables constitue de ce point de vue un défi permanent. À défaut d’atteindre un consensus de fond, il arrive donc que des facteurs a priori annexes prennent le dessus dans les processus décisionnels.

À plusieurs reprises, l’auteur mentionne l’état des relations avec la CIA et la Maison-Blanche comme le déterminant ultime. Les considérations de politique intérieure (frustrations des grands décideurs) ne sont pas non plus absentes. À la fin cependant, l’auteur relève des constantes telles que l’orientation défensive (préservation des positions acquises) des manœuvres de déstabilisation, ou encore la recherche de systèmes de légitimation et de détournement du blâme (déni plausible), permettant de limiter les complications en cas de publicité négative. Ces facteurs expliquent pourquoi les chefs d’état-major ont longtemps été marginalisés. En substance : trop-plein de pulsions bellicistes et ostentatoires cadrant mal avec les impératifs de discrétion élémentaires.

Plus concrètement, Disrupt and Deny montre l’évolution des répertoires opérationnels et leur adaptation plus ou moins pertinente aux contraintes du moment. Enclins à recycler les recettes ayant marché dans un passé mythique, les anciens du renseignement ont longtemps exercé une influence stérilisante. Une partie des blocages semble avoir sauté dans les années 1970-1980. L’Irlande du Nord a notamment servi de laboratoire d’essai pour redéfinir les modes d’intervention du Special Air Service (SAS) et de ses extensions semi-clandestines. Plus près de nous, la lutte anti-terroriste a donné lieu à l’émergence de nouvelles tactiques de contre-information et de disruption, mettant à contribution les ressources du Government Communications Headquarters. À relever, encore, les efforts de Rory Cormac pour réhabiliter le Foreign Office, souvent taxé de pusillanimité par les milieux du renseignement. Les diplomates britanniques n’hésitent pas à exprimer à leurs réticences. À de nombreuses occasions, ils attirent l’attention sur les retombées contre-productives de telle ou telle initiative. Par exemple : pourquoi renverser un gouvernement socialiste si cela revient à installer un régime islamiste générateur de problèmes bien pires ? Ces mises en garde raisonnées semblent peser d’un poids restreint. Sur le long terme, elles ont permis au Secret Intelligence Service (SIS) de ne pas tomber dans les dérives du renseignement américain, en phase haute de la guerre froide ou post-2001.

Jérôme Marchand

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