Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2019). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage d’Antoine Bousquet, The Eye of War: Military Perception from the Telescope to the Drone (University of Minnesota Press, 2018, 272 pages).

Antoine Bousquet est maître de conférences en relations internationales au Birkbeck College (université de Londres). Dans ce nouveau livre, il analyse les interactions entre innovations technologiques et transformations de l’art de la guerre, en s’intéressant plus spécifiquement à la généalogie d’un « rêve guerrier persistant » : voir sans être vu, tuer à distance, « conjuguer vision et annihilation ». Pour l’auteur, cette chimère n’est pas loin de se concrétiser. La transparence totale du champ de bataille demeure pour le moment inaccessible, mais une convergence entre perception et destruction s’est réalisée, le drone armé n’en étant que la face la plus visible.

Après un premier chapitre consacré à la géométrie projective, base essentielle à tout système de perception, Antoine Bousquet passe en revue les trois principaux axes de convergence entre perception et destruction. Le premier est la détection, dont l’outil initial est probablement le télescope, apparu au début du XVIIe en Europe. Les systèmes permettant de voir « au-delà du visible » (infrarouge, détecteurs acoustiques, radars, ou encore lasers) sont autant d’avancées majeures dans le domaine de la détection.

Le deuxième axe est l’imagerie, d’abord incarnée par la photographie, source la plus précieuse pour étudier le camp adverse à partir de 1914. La guerre froide intensifie le besoin en images. Du côté américain, les U-2 sont d’abord utilisés, puis ce sont les satellites avec le programme Corona, initié en 1959. Aujourd’hui, les satellites militaires KH-12 ont une résolution de 10 cm environ. Les drones constituent des outils essentiels de l’imagerie militaire actuelle. En une journée, un Global Hawk peut surveiller une zone de 100 000 km2 sans interrompre son vol.

La cartographie constitue le troisième axe de convergence entre perception et destruction. Elle devient véritablement un outil central pour la guerre au XIXe siècle. L’adoption globale des coordonnées géographiques pendant la Première Guerre mondiale permet une coordination méticuleuse des manœuvres et participe à la précision des tirs d’artillerie. Le GPS, opérationnel en 1995, constitue une nouvelle étape. Aujourd’hui, l’enjeu principal dans ce domaine est la cartographie numérique.

La tendance à aller vers une ère de « visibilité fatale » a naturellement poussé au développement de contre-mesures. C’est l’objet du dernier chapitre de ce livre. Dès la Première Guerre mondiale, en réponse aux reconnaissances aériennes, le camouflage connaît une évolution sans précédent. Il poursuit aujourd’hui ses progrès en devenant multispectral. Les leurres sont une autre sorte de réponse, tout comme les tactiques de dispersion (swarming), ou l’utilisation du terrain (tunnels, par exemple). Les techniques d’« hypercamouflage », à l’instar du terroriste dissimulé au milieu de la foule ou des « petits hommes verts » russes en Crimée, participent, selon l’auteur, à une frontière de plus en plus floue entre paix et guerre.

Antoine Bousquet se focalise probablement trop sur les capacités technologiques en oubliant parfois leurs limites et la possibilité de l’erreur humaine, mais il signe un essai stimulant et érudit, où il retrace la généalogie des technologies de perception militaire sur plusieurs siècles, tout en s’interrogeant sur leurs conséquences pour les sociétés actuelles.

Rémy Hémez

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