Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère
(n° 3/2019)
. Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Kathleen Day, Broken Bargain: Bankers, Bailouts, and the Struggle to Tame Wall Street (Yale University Press, 2019, 440 pages).

Kathleen Day, professeur à l’université Johns Hopkins, montre comment, depuis près de 40 ans, le lobby bancaire américain obtient de Washington le vote de lois qui nuisent systématiquement aux contribuables. Sont particulièrement critiquées ici les législations déréglementant le secteur financier et autorisant le renflouement (bailout) d’institutions menacées de banqueroute.

Le premier tiers de l’ouvrage est consacré à de très utiles rappels historiques. Le statut des banques et la question de la garantie de l’État fédéral étaient déjà l’une des pommes de discorde entre Alexander Hamilton et Thomas Jefferson à la fin du XVIIIe siècle. Au fil du temps, le dilemme est toujours le même : réduire a minima les réglementations bancaires afin d’assurer le financement de l’industrie, mais au prix de paniques boursières et de crises économiques aiguës, ou bien limiter le pouvoir des banques, bénéficier d’une croissance économique moins volatile, mais consentir à une dose d’inflation. Hormis durant les années 1930 à 1970, c’est clairement la première voie qui a été privilégiée par les élites américaines.

Les deux derniers tiers du livre étudient la façon dont les États-Unis ont basculé dans un régime de « capitalisme financier », et s’y sont enfoncés. La dérégulation engagée à partir de 1980 est le fruit d’un consensus bipartisan démocrate-républicain, encore en vigueur aujourd’hui. Le renflouement des caisses d’épargne (savings and loans) sous la présidence de George H. W. Bush institutionnalise l’aléa moral, puisque l’argent public sert à secourir des établissements ayant pris des risques inconsidérés. Cette intervention préfigurera les bailouts du fonds d’investissement LTCM en 1998, puis de l’assureur AIG et des constructeurs automobiles en 2008-2009. Les décideurs qui pilotent ces renflouements, ou les défendent (Alan Greenspan, Robert Rubin et Lawrence Summers), sont alors présentés comme des sauveurs. Quelle ironie du sort ! Ils auront en fin de compte pérennisé un système pernicieux, dans lequel les profits sont privatisés en période de croissance et les pertes mutualisées durant les récessions.

Le « capitalisme financier » a engendré divers scandales financiers, révélant le manque d’éthique de certains élus. Les conflits d’intérêts impliquant le sénateur Phil Gramm et son épouse, tous les deux au service du géant de l’énergie Enron qui tombera en faillite en 2001, constituent un cas d’école. L’hypothèse d’efficience des marchés est ici méthodiquement réfutée : les modèles d’évaluation du risque de crédit (comme le modèle Black-Scholes) sont des échecs, et le court-termisme des investisseurs empêche les entreprises de mener des stratégies cohérentes. Le laxisme chronique des régulateurs (telle la Securities and Exchange Commission) et des agences de notation n’aura finalement fait qu’exacerber la financiarisation de l’économie, l’excès d’endettement et la spéculation.

L’ouvrage de Kathleen Day n’est pas dénué de défauts : les répétitions gênent la lecture, et l’absence de conclusion est regrettable. La démonstration s’avère cependant implacable : le pouvoir excessif des grands groupes financiers dénature la démocratie américaine et contribue à appauvrir les classes moyenne et populaire.

Norbert Gaillard

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