Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère
(n° 3/2019). Mathias Girard propose une analyse de l’ouvrage de John Mearsheimer, The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities (Yale University Press, 2018, 328 pages).
John Mearsheimer analyse ici les raisons de l’échec de la stratégie américaine d’hégémonie libérale, en mettant en relief deux concepts dont la mauvaise compréhension a largement participé à cette débâcle stratégique : le réalisme et le nationalisme.
La politique étrangère américaine depuis la fin de la guerre froide, catastrophique pour l’auteur, repose sur la croyance en la nécessité de propager la démocratie libérale, d’encourager l’économie de marché et de mettre en place des institutions de régulation des relations internationales. Il s’agit de remodeler le monde à l’image des États-Unis, pour garantir la protection des droits de l’homme et promouvoir la paix à travers la démocratie. L’idée dérivée de la théorie libérale dite de la « paix démocratique » – présente chez Emmanuel Kant et reprise notamment par Michael W. Doyle – est la suivante : les démocraties ne se font pas la guerre entre elles.
Mearsheimer rejette cette théorie, constatant que les projets portés par l’hégémonie libérale ont échoué dans la réalité. Il peint un sévère tableau de son pays : État très militarisé, menaçant régulièrement la paix, nuisant aux droits de l’homme et aux valeurs libérales elles-mêmes.
En bon réaliste, Mearsheimer prévoit déjà la faillite par l’oubli de la cruciale théorie de « l’équilibre des puissances ». Or un État peut rarement s’en passer, et lorsqu’il croit pouvoir le faire – dans un monde unipolaire uniquement –, cela aboutit toujours à une perte progressive de sa puissance.
Cette politique étrangère libérale est intrinsèquement une politique de croisade, en ce qu’elle se concentre sur les individus et leurs droits naturels et inaliénables. Cette logique universelle conduit à une implication dans les affaires d’autres États ne respectant pas les droits de leurs citoyens. La meilleure façon de garantir que ces droits ne soient pas bafoués étant de faire vivre ces individus dans une démocratie libérale, la logique du changement de régime devient inévitable.
Intervient alors la mécompréhension des concepts de réalisme et de nationalisme. Les libéraux qui mettent en place cette politique d’hégémonie libérale croient en leur capacité à modeler le monde, certains du hard et du soft power américains.
Ils oublient que l’immense majorité du monde est composée d’États-nations, le nationalisme étant une force majeure, qui s’oppose bien souvent au libéralisme, et « gagne presque toujours » lorsque c’est le cas. Mearsheimer montre ainsi que l’autodétermination, l’indépendance et la souveraineté sont des concepts cruciaux pour les nationalistes, et qu’ils résisteront forcément si un État cherche à peser sur la politique intérieure de leur pays, ce qui est le but de la stratégie libérale. Quant aux droits individuels, ils sont universels pour les libéraux, alors que les nationalistes favorisent d’abord leurs citoyens.
Par ailleurs, l’opposition du libéralisme et du réalisme tourne, pour Mearsheimer, à l’avantage du second. Pour les libéraux, les États se font la guerre en raison de leurs différences fondamentales, un pays tiers étant alors nécessaire pour maintenir la paix. Or l’auteur rappelle que le système international n’est pas hiérarchique mais anarchique, et que le libéralisme n’est donc pas applicable aux relations internationales : il n’existe pas d’État mondial pouvant régler les conflits…
Mearsheimer persiste et signe : réalisme et nationalisme ont forgé les relations internationales que nous connaissons – non le libéralisme. Et ils l’emporteront in fine toujours sur ce dernier.
Mathias Girard
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