Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère
(n° 3/2019)
. Marion Leblanc-Wohrer propose une analyse de l’ouvrage de Frédéric Pierucci et Matthieu Aron, Le Piège américain (JC Lattès, 2019, 480 pages).

L’utilisation du droit comme instrument économique n’est pas nouvelle et n’est pas l’apanage des États-Unis. Mais c’est bien ce pays qui l’a le plus structurée, développant depuis le début des années 2000 un véritable soft power juridique, notamment via une extension de l’applicabilité territoriale d’un de ses textes les plus puissants, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Voté en 1977, le FCPA vise à sanctionner les faits de corruption d’agents publics à l’étranger. En 1998, les États-Unis adoptent une interprétation extensive de la notion de rattachement à leur pays, ce qui leur permet alors de poursuivre les entreprises étrangères. C’est le cœur du livre que signent Frédéric Pierucci et le journaliste Matthieu Aron, qu’on lit comme un polar, un imbroglio judiciaire dans un contexte de guerre économique.

En avril 2013, Frédéric Pierucci, directeur Monde de la division chaudières d’Alstom Power, est arrêté à l’aéroport JFK de New York et jeté en prison. Il est mis en examen dans le cadre de l’enquête du Département de la Justice américaine (DOJ) qui soupçonne la firme française d’avoir eu des pratiques de corruption pour l’obtention de contrats, notamment en Indonésie et en Égypte, une dizaine d’années plus tôt. Il passera plus de deux ans en prison. En parallèle, Alstom Power est vendu à son concurrent américain General Electric (GE), alors que le groupe finira par payer une amende record de 772 millions de dollars au DOJ.

Ce livre peut être lu à plusieurs niveaux. D’abord celui de la tragédie humaine : un homme enfermé dans des prisons de haute sécurité avec des truands ou barons de la drogue, séparé de sa famille, lâché par son entreprise (il en est même licencié pour abandon de poste) et plongé dans les méandres du système judiciaire américain.

Puis il y a l’affaire judiciaire. « Otage économique », Pierucci a clairement payé pour Alstom, qui faisait l’objet d’une enquête de la justice américaine depuis 2009. La plupart des poursuites engagées par le DOJ, notamment dans le cadre du FCPA, sont réglées via des procédures transactionnelles et non par la voie judiciaire, plus longue et plus coûteuse. Mais pour cela, l’entreprise poursuivie doit accepter de coopérer, et même s’auto-incriminer, ce qu’Alstom s’est refusée à faire en premier lieu. Emprisonner un cadre de la société était dès lors un moyen de faire pression sur l’entreprise.

Enfin, le livre propose une lecture plus politique, centrée sur la guerre économique entre les États-Unis et l’Europe. Selon Pierucci, GE a profité des poursuites judiciaires américaines d’Alstom pour mettre la main sur Alstom Power, voire a collaboré avec la justice américaine pour obtenir le deal. Un deal accepté par le PDG Patrick Kron, qui risquait gros dans la procédure. Le livre revient longuement sur les efforts de Bercy, et surtout du ministre de l’époque Arnaud Montebourg, pour trouver une solution alternative et conserver Alstom Power en Europe ; efforts finalement vains.

La thèse d’une collusion entre la justice américaine et GE, et la supposée pression des Américains pour acquérir Alstom Power ne sont pas avérées, même à l’issue d’une commission d’enquête parlementaire lancée en novembre 2017. Pierucci tente pourtant dans son livre d’en apporter les preuves. La lecture de l’ouvrage en est passionnante.

Marion Leblanc-Wohrer

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