Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro de printemps 2020 de Politique étrangère (n°1/2020) – disponible dès la semaine prochaine – que vous avez choisi d'(é)lire : « Géopolitique de l’Amazonie », écrit par Ombelyne Dagicour.

Les incendies qui ont ravagé l’Amazonie en 2019 ont mis en lumière les difficultés d’une conciliation entre exigences environnementales et économiques dans ces territoires. « Poumon de la Terre », la forêt amazonienne s’étend sur plus de 7,5 millions de km² et constitue un réservoir unique de biodiversité1. Plus grand système hydrographique au monde, le bassin amazonien concentre également 20 % des réserves d’eau douce. Alors que le réchauffement climatique s’accélère, l’énorme stock de carbone contenu par la forêt amazonienne menace d’être libéré sous l’effet d’une déforestation qui tend à augmenter. 90 000 incendies ont été comptabilisés en 2019, soit le plus lourd bilan depuis près d’une décennie. Ils ont suscité une vive émotion internationale, et entraîné la mise en cause du gouvernement brésilien, en particulier de son président Jair Bolsonaro. La forêt amazonienne a déjà perdu 20 % de sa superficie en l’espace de cinquante ans selon le World Wildlife Fund (WWF). La déforestation en Amazonie a désormais presque doublé au Brésil par rapport à 2018, poussant les monocultures commerciales et les activités d’extraction toujours plus loin dans les confins tropicaux2.

Ces récents événements révèlent que les territoires amazoniens ne sont plus périphériques. Bien qu’historiquement marginalisée, l’Amazonie est désormais une région stratégique de premier plan. Ses ressources minérales et ses potentialités agro-industrielles la placent au cœur des priorités nationales pour le Brésil dont le territoire comprend environ 60 % de la superficie totale du bassin amazonien. En 1953, le Brésil a défini le cadre politico-administratif et territorial d’une « Amazonie légale », dans lequel sont menés les programmes d’infrastructure et de colonisation des terres amazoniennes.

La notion de territoire désigne communément un espace approprié et délimité par une autorité, formant la base d’une juridiction. Or, à l’heure de la crise écologique et climatique mondiale, une tension apparaît entre la souveraineté des États administrant l’Amazonie et la volonté de certains acteurs de faire appliquer des normes internationales, voire d’internationaliser la gestion amazonienne3. Dans ce contexte, quels sont les défis mais aussi les menaces qui pèsent en Amazonie sur la protection environnementale et des populations ?

Pour comprendre ce qui se joue, il faut revenir brièvement sur les dynamiques historiques des territoires amazoniens au Brésil. Ce préalable est indispensable afin d’appréhender les enjeux écologiques et sociaux spécifiques aux espaces amazoniens à l’aune des contradictions entre logiques « développementalistes » et « environnementalistes ». Puis on verra en quoi l’évolution récente de la posture géopolitique du gouvernement brésilien laisse planer de grandes incertitudes sur la protection de la forêt amazonienne, et pourrait signifier un revers du multilatéralisme dans la lutte contre le réchauffement climatique.

L’Amazonie brésilienne, dynamiques pionnières et construction nationale

De par son éloignement, l’Amazonie est longtemps restée terra incognita aux yeux du pouvoir impérial, puis républicain. Toutefois, dès l’époque coloniale, les territoires amazoniens ont vu naître nombre de mythes, en particulier celui de l’El Dorado, pour désigner un espace homogène « vert » dominé par une nature aux ressources inépuisables. L’histoire de l’occupation et du développement économique de l’Amazonie suit des cycles liés à l’exploitation des ressources de la forêt (bois, minerais, plantes médicinales, etc.). Le boom du caoutchouc lié à l’essor de l’industrie automobile bouleverse la place et l’économie de ces anciennes marges coloniales, en les propulsant dans les circuits du capitalisme international4.

Le gouvernement de Getúlio Vargas, leader populiste autoritaire (1930-1945, puis 1945-1951) représente un moment important dans la formulation de l’identité brésilienne et l’incorporation des marges amazoniennes à la nation. Il lance le premier plan de développement de l’Amazonie, qui s’insère dans le projet d’implantation du « nouvel État brésilien » (Estado Novo). L’étroite relation qui se noue entre nationalisme et « développementalisme » est alors théorisée par les pères fondateurs des sciences humaines brésiliennes. Pendant la guerre froide – marquée en Amérique latine par les conséquences de la révolution cubaine de 1959 –, les dirigeants nationalistes du Brésil misent sur le contrôle géopolitique du territoire et l’industrialisation par substitution aux importations.

Dans ce contexte, les terres amazoniennes acquièrent une dimension stratégique inédite, tant pour le développement économique que pour la sécurité nationale. Emblématique de l’idéologie développementaliste, le régime de Juscelino Kubitschek (1956-1961) inaugure en 1960 la capitale Brasilia, symbole d’un idéal de modernité orchestré par la puissance étatique et sa prétention à exercer pleinement une souveraineté territoriale. L’ouverture du premier axe routier amazonien entre Belém et Brasilia illustre l’effort pour désenclaver l’Amazonie et transformer le Brésil en un pays moderne, industriel et urbain jusque dans ses confins.

Cette dynamique d’expansion territoriale est poursuivie par les militaires au pouvoir entre 1964 et 1985. Parmi les « Grands objectifs nationaux » définis par ce régime technocratique et autoritaire figurent d’importants programmes de colonisation minière et agricole en Amazonie, menés sous l’égide de la Superintendance pour le Développement de l’Amazonie (SUDAM) créée en 1966. La période allant de 1968 à 1976 marque l’ouverture décisive de l’Amazonie aux investissements privés (nationaux et/ou étrangers). Emblématique des enjeux économico-stratégiques liés à la valorisation des ressources naturelles, le projet RADAM (Radar da Amazônia) est lancé en 1970. Il permet d’obtenir la première cartographie exhaustive du bassin amazonien. Coordonné par un département placé sous la tutelle du ministère des Mines et de l’Énergie, ce programme de couverture aérienne de l’Amazonie par imagerie radar qui s’appuie sur les dernières avancées technologiques développées aux États-Unis, débouche ainsi sur l’inventaire systématique des ressources amazoniennes.

Le processus d’intégration de l’Amazonie à la sphère étatique et nationale se reflète dans la profonde modification de l’organisation spatiale du Brésil : la poussée pionnière vers les territoires amazoniens connaît un essor spectaculaire5. Des vagues migratoires successives aboutissent à la formation de noyaux urbains présentant une grande diversité socioculturelle. Aujourd’hui, 70 % de la population amazonienne du Brésil résident dans des villes, selon le recensement de 2010 réalisé par l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE). Ce sont presque 18 millions d’habitants qui demeurent en Amazonie, dont un peu moins de 300 000 Amérindiens6. Autre conséquence durable : l’extension des monocultures d’exportation (soja, café, canne à sucre pour l’éthanol) et de l’élevage bovin, sous l’effet d’une déforestation encouragée par les incitations fiscales favorables aux grands domaines.

L’occupation spatiale et la mise en valeur des ressources amazoniennes participent d’une dynamique géo-historique qui dépasse le cadre national. Les ambitions régaliennes de l’État brésilien continuent de guider les politiques publiques destinées à assurer la croissance économique, mais elles sont formulées dans un contexte marqué depuis les années 1990 par le renforcement de la dérégulation néolibérale et des logiques supranationales incarnées par une diversité d’acteurs en interaction avec les populations locales, notamment amérindiennes. La complexification progressive des jeux d’acteurs d’origines diverses (locale, nationale, internationale) d’une part, et la prise de conscience du rôle déterminant de l’Amazonie sur les équilibres climatiques mondiaux d’autre part, font lever de multiples questions sur la pertinence du modèle de développement de cet espace.

  1. Les scientifiques estiment que l’Amazonie abrite près de 10 % de la biodiversité mondiale. F.-M. Le Tourneau, L’Amazonie. Histoire, géographie, environnement, Paris, CNRS éditions, 2019, p. 57.
  2. « Brésil, la déforestation de l’Amazonie a presque doublé en un an », Le Monde, 8 septembre 2019, disponible sur : www.lemonde.fr.
  3. I. Bellier (dir.), Terres, territoires, ressources. Politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 16-17.
  4. A. Coic, « La grande aventure du caoutchouc en Amazonie. Bois et forêts des tropiques », À travers le monde, vol. 2, n° 264, 2000, p. 61-66.
  5. M. Droulers, Brésil : une géohistoire, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
  6. Il s’agit de la population amazonienne résidant au sein de l’Amazonie forestière proprement dite. La population totale de l’Amazonie « légale » représente environ 23 millions d’habitants. Voir F.-M. Le Tourneau, « La distribution du peuplement en Amazonie brésilienne : l’apport de données par secteur de recensement », L’Espace géographique, vol. 38, n° 4, 2009, pp. 359-375, disponible sur :www.cairn.info.

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