En cette période de confinement liée à l’épidémie de coronavirus, la rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Robert Montagne, officier proche de Lyautey, devenu professeur au Collège de France, intitulé « Pour la paix en Palestine », et paru dans Politique étrangère en 1938. Témoin des prémices de la « Grande Révolte arabe » de 1936-1939 qui secoua la Palestine mandataire, il analyse les raisons de l’opposition fondamentale divisant les Arabes aux sionistes, puis esquisse des pistes qui auraient peut-être permis d’éviter l’escalade de la violence.
De tous les lieux du monde, Jérusalem est sans doute celui qui parle le mieux au cœur et à l’intelligence de l’homme. Nulle part ailleurs l’esprit ne s’élève plus aisément au-dessus de l’agitation stérile des sectes, de la rivalité des religions et du conflit des nations pour participer à une sagesse dédaigneuse des modes éphémères de la pensée.
C’est qu’il suffit en effet de se placer devant le spectacle de la ville sainte pour embrasser un immense paysage d’histoire. Et dans ce cadre qu’environnent des millénaires, les luttes dans lesquelles s’épuise chaque jour notre civilisation reprennent leur échelle minuscule. Comme du sommet d’une haute montagne d’où l’on apercevrait la source de trois grands fleuves, nous évoquons, en effet, ici, tout à là fois l’histoire d’Israël en Judée, son exil et sa dispersion parmi les nations de l’univers, le triomphe du Christianisme sur les ruines de Rome, et enfin l’expansion puissante de l’Islam sorti à son tour de ce sol d’Arabie pour conquérir l’Afrique et l’Asie. Tous ces grands événements qui ont déterminé la marche de notre civilisation ont eu leur origine sur cette terre où est né le culte du Dieu unique. Il est cependant une contradiction qui nous étonne. L’âme qui veut se recueillir à Jérusalem domine tout naturellement à la fois l’histoire et la philosophie du vieux monde, et s’élève à considérer l’humanité selon des principes éternels. Comment expliquer alors que la Palestine soit devenue depuis vingt ans une sorte de champ de bataille où se heurtent sans merci deux nationalismes hostiles, celui des Juifs et celui des Arabes ? Comment ne parvient-on pas à réprimer ces troubles marqués depuis deux ans par des attentats journaliers ? Il semble qu’une méditation plus attentive devant les spectacles à la fois tragiques et émouvants qui nous sont offerts en « terre sainte » pourrait nous aider à découvrir la solution équitable des conflits présents. Peut-on concilier en Palestine les aspirations les plus élevées et les intérêts essentiels des deux peuples que le destin de l’histoire met aux prises sur le sol consacré par les trois grandes religions de l’humanité ? Ou bien l’Europe chrétienne, qui détient encore sur cette terre la puissance, restera-t-elle incapable de faire face à des événements qui, peut-être demain, précipiteront son propre destin ? C’est à cette double question que cette étude voudrait répondre.
La nouvelle Jérusalem en 1936
Je fus témoin, en avril 1936, du début des troubles de Jérusalem qui, depuis cette date, n’ont plus cessé d’ensanglanter le pays. Dans un même cortège, Arabes chrétiens et musulmans confondus clamaient inlassablement en scandant leurs mots, comme le font les foules orientales en révolte, leur volonté de voir arrêter l’émigration en Palestine des Juifs d’Europe chassés par Hitler. J’avais hâte, en sortant de la ville, de retrouver l’atmosphère de sérénité qui enveloppait naguère les Lieux Saints. Il suffisait pour cela de franchir les remparts et de gravir la montagne des Oliviers, d’où Jésus pleura sur « la ville qui tue les Prophètes ». A peine franchi le torrent du Gédron pour arriver au couvent russe de Gethsémani, le bruit de la cité devenait imperceptible. On retrouvait, en jetant les yeux sur la ville, l’émouvant décor si chargé de souvenirs qui semblait avoir atteint au siècle dernier sa forme définitive, lorsque l’Islam et la chrétienté étaient parvenus, après un long combat, à fixer leurs positions respectives.
La mosquée de la Sokhra, construite depuis onze siècles au milieu de l’ancien parvis du Temple, affirme la prise de possession par l’Islam du rocher d’Abraham que Mahomet, mystérieusement ravi, monté sur Boraq, a visité pendant la nuit de l’Isra. Tel était le sanctuaire avant les Croisades, tel il est aujourd’hui. A peine le réformisme musulman de notre temps, plus préoccupé de politique que de méditation et de science, jette-t-il au bord de l’immense place dallée l’ombre courte du collège secondaire, élevé par le Grand Muphti. Au delà de l’esplanade s’élèvent les tours des églises de toutes les sectes et de toutes les nations, dont les cloches sonnent à leur tour, comme pour affirmer l’une après l’autre les droits précis qu’elles ont acquis sur quelque portion définie des sanctuaires. C’est l’heure à laquelle, le samedi, les vieux Juifs pieux, en caftan et chapeau de feutre, se rassemblent pour pleurer, comme le veut la tradition, entre les jointures des pierres du rempart sacré. Un seul changement apparent : la présence d’ouvriers juifs en visite qu’animent des sentiments mélangés de curiosité et d’orgueil, cachés derrière un masque fanfaron d’impiété.
Au premier abord, presque rien n’a donc changé dans l’équilibre des forces. Un pèlerin ignorant des troubles de l’Orient d’aujourd’hui se demanderait sans doute ce que signifie l’étrange spectacle des manifestants arabes, chrétiens et musulmans rencontrés dans la rue, à la sortie d’une mosquée, où ils ont tenu ensemble des discours enflammés. Mais notre spectateur mal informé, pour mieux comprendre le sens des cris du cortège et le motif des coups de feu de l’émeute entendus dans la ville basse, n’a qu’à gravir avec nous les pentes, jusqu’au Rocher de l’Ascension, et à embrasser dans tout son développement l’aspect de la Jérusalem nouvelle. De ce sommet élevé, tout s’éclaire en effet.
Dans la brume ensoleillée brille, au fond de la vertigineuse cuvette de la Mer Morte, la tache blanche des sels de potasse exploités par un concessionnaire juif ; puis les sommets des collines pierreuses de la Judée apparaissent à l’horizon, couronnés par des plantations obstinées d’arbres fruitiers, créées depuis peu par des Haloutzim, qu’aucun effort ne rebute. L’immense quartier juif s’avance comme une armée puissante venue de l’Ouest et semble marcher en pointe vers la porte de Jaffa. Enfin, au milieu des pins, sur le sommet du Mont Scopus, repose la silhouette massive, recueillie, énigmatique aussi de l’Université Hébraïque, avec ses dix Instituts, son immense bibliothèque, son théâtre en plein air. Mystérieux laboratoire où s’élabore, loin des persécutions, une nouvelle conscience juive, qui, plus que jamais, aspire à être universelle. Déjà, dans le nouveau municipe de Jérusalem, les Juifs ont acquis, depuis quelques années, une imposante majorité numérique. A la faveur des troubles, nous savons qu’ils luttent aujourd’hui pour obtenir, en fait, la direction des affaires publiques de la Cité. Dans les quartiers modernes, ils ouvrent chaque jour de nouveaux magasins, toujours plus luxueux et mieux approvisionnés de tout ce que l’Occident invente et fabrique. Dans tout le pays, plus de 400.000 sionistes travaillent sans trêve à conquérir la terre, équiper des usines, imprimer en hébreu moderne les informations de presse, les chefs-d’oeuvre de la littérature, et les travaux des savants juifs. Tel-Aviv a désormais son port; une flotte de commerce se crée. En un mot, un État juif se fonde.
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