Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Julien Nocetti propose une analyse de l’ouvrage de Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée (C&F Editions, 2019, 432 pages).

Voici près de dix ans, les soulèvements du monde arabe suscitaient les louanges des observateurs sur les « révolutions Facebook », qui dressaient un parallèle entre révolte technologique et émancipation politique. Cet excès de technophilie avait été suivi d’un reflux, s’appuyant notamment sur les analyses d’Evgeny Morozov dans The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom (PublicAffairs, 2012). Au fur et à mesure que les régimes autoritaires recouraient aux outils numériques à des fins de surveillance et de répression, l’approche pessimiste devait l’emporter, reléguant à l’arrière-plan les travaux faisant le lien entre les mobilisations et internet.

C’est ce biais que vise à dépasser Zeynep Tufekci en examinant ici les mutations que subissent les revendications collectives à l’ère du foisonnement numérique, sans pour autant leur accorder un statut seulement positif. La méthode de l’auteure se veut la plus large possible : expériences personnelles, observations participantes, entretiens avec des activistes, analyses de bases de données et observations de comportements en ligne conduisent le lecteur de l’Égypte aux États-Unis, en passant par le Liban, la Tunisie et la Turquie.

L’argument de l’ouvrage peut se résumer ainsi : même si les médias sociaux ont permis de rassembler, de fédérer autour de causes communes, de diffuser des informations, d’appeler l’attention sur des idées contestataires, ils sont aussi susceptibles d’affaiblir les mobilisations et même de provoquer des formes inédites de censure et de contrôle. En tant que « signal » envoyé par les mouvements sociaux, la manifestation de l’ère numérique a radicalement changé de statut. Zeynep Tufekci avance qu’elle n’est plus le point d’aboutissement d’une longue et fastidieuse organisation interne, et par conséquent le signe d’une capacité mobilisatrice et d’une structuration efficace du mouvement. Elle serait plutôt le début d’une contestation permise par le développement d’outils qui font se retrouver dans l’espace public physique – sur des places, par exemple – des individus mus par un même sentiment d’indignation.

L’auteure accorde ici une place centrale à l’enjeu de l’organisation, qui permet d’expliquer l’échec de la plupart des mouvements, une fois passée la manifestation (Gezi, Occupy, etc.). Zeynep Tufekci lie cet échec à la fois à la culture politique de ces mouvements et aux outils dont ils disposent, qui exacerbent leurs forces – la rapidité de mobilisation, la viralité – mais aussi leurs faiblesses. L’absence de leaders se révèle vite une faiblesse, qui les pénalise à deux moments essentiels : lors des négociations, puisque les mouvements ne sont pas reconnus par la partie adverse, et dès qu’il s’agit d’opérer des changements tactiques.

Depuis 2011, les régimes ont aussi appris. Les manifestations à l’ère des médias sociaux, certes parfois massives, peuvent être réprimées, comme en Égypte, ou récemment, à Hong Kong. Les pouvoirs redoublent souvent de créativité face aux mouvements contestataires, utilisent les médias sociaux comme ressources stratégiques pour distraire les populations, semer la peur, le doute, rendre illégitimes certaines sources d’information. La censure est alors renouvelée : en Chine par exemple, les publications censurées sont moins celles qui critiquent les autorités que celles qui sont susceptibles de susciter des mobilisations collectives.

Julien Nocetti

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