Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Ombelyne Dagicour propose une analyse de l’ouvrage de Laurent Lacroix et Claude Le Gouill, Le « processus de changement » en Bolivie. La politique du gouvernement d’Evo Morales (2005-2018) (Éditions de l’IHEAL, 2019, 392 pages).
Fruit d’un long travail de deux spécialistes des politiques gouvernementales qui ont accompagné la construction de l’État « plurinational » en Bolivie et des conflits environnementaux du monde rural indigène en Amérique latine, ainsi que de plusieurs enquêtes de terrain, cet ouvrage vise à comprendre la politique générale du gouvernement d’Evo Morales depuis 2005. Il comble une lacune, dans la mesure où la littérature francophone sur ce sujet n’existe pas sous forme d’ouvrage spécifique. Devant le foisonnement des écrits de toute sorte auxquels ont donné lieu les deux mandats d’Evo Morales, les auteurs réalisent un exercice inédit de vulgarisation scientifique destiné à donner au lecteur – universitaire ou non – un maximum d’informations sur le « processus de changement » ouvert par le premier « président autochtone » d’Amérique latine.
L’analyse se déploie à plusieurs échelles (locale, nationale, internationale), donnant à voir l’évolution des relations complexes entre l’État et les organisations et mouvements sociaux, ainsi que les dynamiques de classes, identitaires, partisanes et territoriales qui structurent la vie politique et sociale bolivienne. L’écart entre la radicalité du discours de Morales et les compromis inévitables liés à l’insertion de la Bolivie dans l’économie globalisée, révèle les ambivalences inhérentes au processus de refondation du pays préconisé par la Constitution de 2009.
Comme le soulignent les auteurs, le projet souverainiste incarné par le retour de l’État et le repositionnement géopolitique de la Bolivie, faisant la part belle au potentiel exportateur du pays, va à l’encontre du « vivre bien » (Vivir Bien) érigé comme fondement du développement et des principes de non-marchandisation des ressources naturelles inscrits dans le nouvel horizon constitutionnel. Les ambiguïtés entre rhétorique écologique-indigéniste et politiques néo-développementistes ont généré de vives tensions avec les organisations non gouvernementales (ONG) environnementales et les peuples autochtones, dont le conflit du TIPNIS (Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure) est emblématique. Enfin, le leadership charismatique d’Evo Morales, le recours massif au clientélisme, et le contrôle croissant sur les médias ne sont pas non plus sans contradiction avec un discours gouvernemental exhortant au pluralisme démocratique, ce qui a contribué à alimenter de vives critiques. On comprend dès lors comment la diversification progressive de l’opposition politique a pu fragiliser la stabilité du pays construite sur l’hégémonie du parti présidentiel, le MAS (Movimiento al Socialismo).
Si l’on peut regretter quelques imprécisions dans le maniement de certains concepts, qui auraient mérité d’être développés davantage, de même qu’une lecture institutionnelle classique des relations internationales, les auteurs ont toutefois réussi à proposer une synthèse efficace de la complexité de la société bolivienne d’aujourd’hui, tout en inscrivant le projet de transformation d’Evo Morales dans une continuité historique. La grande originalité de cet ouvrage réside donc dans son approche du bilan politique, socio-économique et culturel du gouvernement Morales, et dans une invitation à mettre en perspective la crise postélectorale (postérieure à la publication) qui a conduit le président Morales à démissionner au mois de novembre 2019.
Ombelyne Dagicour
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