Auteur de l’article « Le COVID-19, accélérateur de la post-mondialisation », paru dans le numéro d’automne de Politique étrangère (3/2020), Norbert Gaillard, docteur en économie et consultant indépendant, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.
1) Dans votre article, vous expliquez que le COVID-19 précipite l’ère de la post-mondialisation. En quoi cette nouvelle ère se différencie-t-elle de la précédente ?
La mondialisation présupposait une relative confiance entre États et impliquait une forte interdépendance. Elle a été le fruit d’un consensus sur le mode de développement économique le plus adéquat pour élever durablement le niveau de croissance (le célèbre « Consensus de Washington »). L’idée dominante était que les économies devaient « s’ouvrir » et exploiter leurs avantages comparatifs. Tout d’abord, s’ouvrir commercialement, c’est-à-dire accroître les exportations autant que possible et éviter les mesures protectionnistes. Ensuite, s’ouvrir financièrement et attirer les investisseurs étrangers.
Si on examine ces 30 années de mondialisation, on peut établir plusieurs constats. Premièrement, les grandes puissances économiques ont accepté la complémentarité et l’interdépendance. Deuxièmement, la plupart des pays émergents ont joué le jeu en renonçant aux nationalisations, très répandues jusque dans les années 1970. Troisièmement, la signature de crédit de ces mêmes pays s’est globalement améliorée car ils ont su maîtriser leur endettement, dompter l’inflation et emprunter de plus en plus dans leur propre devise. Quatrièmement, les principales crises survenues entre 1991 et 2019 ont été le résultat de surchauffes économiques, dues à des spirales spéculatives et d’endettement (crise asiatique de 1997, débâcle des subprimes en 2007-2008), ou des choix d’ouverture économique forcenée sans véritable réforme structurelle (banqueroutes argentine et grecque de 2001-2002 et 2010-2012). Ces chocs n’ont pu être contenus que par des efforts de coopération entre Fonds monétaire international (FMI), gouvernements du G7, banquiers centraux et créanciers internationaux.
La pandémie du COVID-19 a malheureusement servi de double révélateur. Elle a montré les carences des vieux pays industrialisés en matière médicale et technologique. Plus grave, on s’est aperçu que des partenaires économiques aussi incontournables que la Chine et les États-Unis, du moins sous l’égide de Donald Trump, instrumentalisaient la crise sanitaire à des fins politiques.
C’est ici que l’on bascule dans ce que j’appelle la post-mondialisation, à savoir une logique d’interdépendance élevée en matière économique, commerciale, migratoire et technologique seulement entre des États (et leurs entreprises) dont les intérêts stratégiques et géopolitiques sont convergents, voire compatibles. Ce nouveau paradigme reflète une prise de conscience et préfigure un retour partiel à la Realpolitik. La mondialisation est difficile à poursuivre lorsque, pour certains États et gouvernements, le développement économique n’est pas une fin en soi mais bel et bien un moyen permettant d’étendre son influence politique.
Avec la post-mondialisation, la méfiance est malheureusement de rigueur. Le premier critère d’investissement à l’étranger pourrait bien devenir la compatibilité des valeurs du pays récipiendaire avec celles du pays exportateur de capitaux. Ensuite seulement seront pris en compte les critères traditionnels (coût de la main-d’œuvre, fiscalité, croissance du marché, etc.). Dans ce nouveau contexte, on devrait voir apparaître des systèmes d’alliances et d’interdépendances plus complexes. Avec la post-mondialisation, ce sont aussi les principes de la coopération internationale qui risquent d’être menacés, surtout avec la rivalité sino-américaine en toile de fond.
2) Justement, en quoi la rivalité entre Washington et Pékin a-t-elle remis en cause et fragilisé les principes libéraux fondateurs de la mondialisation ?
Le modèle de capitalisme chinois n’a évidemment jamais été libéral. Quant au modèle de capitalisme financier américain, il n’a cessé de s’éloigner des principes libéraux. En fait, les deux pays sont engagés depuis les années 1990 dans une course effrénée à la croissance économique. Ces fuites en avant comportent plusieurs points communs. Premièrement, une même volonté d’éviter une appréciation excessive de la devise nationale vis-à-vis des monnaies des principaux partenaires (Europe et Japon). Deuxièmement, un soutien étatique aux entreprises, via des mesures protectionnistes (typiquement des barrières non tarifaires), des subventions et des renflouements (lors des crises financières). Troisièmement, l’encouragement à la constitution de grandes firmes multinationales. Aux États-Unis, les fusions-acquisitions fondées sur des effets de levier (fort endettement) ont pris le relais des politiques antitrust en vigueur jusque dans les années 1970. En Chine, c’est l’État lui-même qui fixe les priorités économiques et favorise l’émergence de grands groupes en situation de position dominante.
Durant plus de 25 ans, la relation sino-américaine a été décrite comme un partenariat gagnant-gagnant : les États-Unis importaient massivement des biens chinois tandis que la Chine achetait des Bons du Trésor américains. Ce pseudo-équilibre n’était que provisoire. Le creusement du déficit commercial américain s’est accompagné d’une désindustrialisation insupportable. Ce n’est pas un hasard si plusieurs États subissant de plein fouet la concurrence industrielle chinoise (Iowa, Michigan, Ohio, Pennsylvanie et Wisconsin) sont tombés dans le giron républicain lors de l’élection présidentielle de 2016. Les électeurs ont été sensibles au discours protectionniste et anti-chinois de Donald Trump. Ensuite, la politique monétaire accommodante de la banque centrale américaine s’est traduite par l’achat massif de Bons du Trésor, ce qui a réduit la dépendance à l’égard des créanciers étrangers (dont la Chine) et laissé les coudées franches à Washington pour critiquer de plus en plus ouvertement Pékin. Enfin, la stratégie de l’Empire du Milieu s’est avérée de plus en plus expansionniste et anti-américaine.
Après avoir eu tendance à pérenniser une mondialisation faussement libérale durant les années 1990 et 2000, la relation entre les deux grandes puissances s’est crispée et a abouti, sous la présidence de Donald Trump, à une rivalité inquiétante. Les États-Unis ont fini par payer la négligence et la naïveté de leurs dirigeants qui ont laissé filer les déficits et cru qu’ils pouvaient continuer à délocaliser en Chine, pays peu scrupuleux en matière de respect des règles de libre-échange et des droits de propriété.
Les tensions actuelles conduisent les États-Unis à opter pour une politique qui va à l’encontre de la doxa libérale. Par exemple, les mesures de rétorsion contre TikTok s’apparentent à une nationalisation rampante. C’est à peine croyable dans le temple du capitalisme. Les États-Unis sont restés passifs trop longtemps et tendent à surréagir aujourd’hui.
3) Quelle place l’Europe peut-elle occuper dans ce nouvel ordre international ?
L’Union européenne représente plus de 17 % du PIB mondial et 30 % du commercial mondial de biens et de services. Son premier client est les États-Unis et son premier fournisseur la Chine. À cette interdépendance commerciale s’ajoutent cependant des formes de dépendances problématiques. Par exemple, l’Europe et ses entreprises doivent composer avec l’extraterritorialité du droit américain et le rôle clé du dollar. Le Vieux Continent est aussi largement tributaire de la Chine en matière industrielle et technologique.
Que faire ? Je pense qu’il serait illusoire et inefficace de vouloir regagner une pseudo-souveraineté dans tous les domaines. Il faut cibler les secteurs qui méritent un regain d’investissement ou requièrent des rapatriements de capitaux. On peut imaginer un « système dual ». Là où les intérêts vitaux et régaliens sont en jeu, il faut restaurer une forme de souveraineté à l’échelle du continent. C’est le cas par exemple en matière technologique. Des coopérations renforcées et des synergies entre groupes européens devraient alors être autorisées. Dans les autres cas, c’est différent. Lorsque les chaînes de valeur sont directement ou indirectement menacées par des politiques néo-mercantilistes, comme on l’observe en Chine, des relocalisations sont à envisager mais elles doivent demeurer réalistes. Lorsque les investissements directs à l’étranger ont été essentiellement motivés par des coûts salariaux bas, les unités de production ne peuvent être relocalisées que dans d’autres États émergents. Il faut dès lors choisir des pays dont les systèmes politiques sont proches ou au moins restent compatibles avec le système de valeurs européennes. Dans ce cadre-là, l’Amérique latine et l’Inde ont une carte à jouer.
Un autre sujet primordial pour l’Europe est de s’assurer que les entreprises étrangères investissant dans l’Union ne bénéficient pas d’aide ou de subvention excessive de la part de leur État d’origine. La Commission européenne a commencé à se pencher sur cette question des distorsions de concurrence. L’objectif doit être clair : il faut réduire l’accès au marché unique aux firmes qui violent les principes de base de la concurrence. Il faut également les empêcher d’obtenir des aides communautaires, de candidater à des appels d’offres et de racheter des entreprises européennes. Pour cela, l’Europe doit exiger plus de transparence. Inévitablement, un dilemme risque de se poser entre libre circulation des capitaux et concurrence non faussée. Je pense que c’est ce second principe qui doit prévaloir. Néanmoins, la gouvernance de l’Union européenne n’est pas de nature à simplifier la résolution de ce problème. En effet, certains États membres sont depuis trop longtemps complaisants et peu regardants sur les flux financiers et les investissements entrants. La Commission et les États membres les plus déterminés devront, comme souvent, se montrer persuasifs.
Interview de Norbert Gaillard, réalisée le 1er octobre 2020.
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