Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère 
(n° 3/2020)
. Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme (Presses universitaires de France, 2020, 416 pages).

En 2002, Les Territoires perdus de la République – ouvrage dirigé sous pseudonyme par Georges Bensoussan – avait fait grand bruit. Les contributeurs y dénonçaient le recul des valeurs républicaines et la progression de l’antisémitisme dans certains quartiers sensibles. Moins de vingt ans plus tard, ces territoires auraient été conquis par l’islamisme, que Bernard Rougier définit comme « le refus assumé de distinguer l’islam comme religion, l’islam comme culture et l’islam comme idéologie », couplé au « souci de soumettre l’espace social, voire l’espace politique, à un régime spécifique de règles religieuses promues et interprétées par des groupes spécialisés ».

Les Territoires conquis de l’islamisme est aussi un ouvrage collectif et plusieurs auteurs – présentés comme des étudiants du Centre des études arabes et orientales de l’université Paris 3 – ont choisi d’écrire sous pseudonyme. Il se divise en trois parties. La première porte sur l’idéologie. Quatre variantes d’islamisme sont distinguées : les Frères musulmans, le Tabligh, le salafisme et le djihadisme. Seul ce dernier appelle ouvertement à la violence, mais les auteurs cherchent à démontrer que les variantes non violentes ne sont pas pour autant bénignes. D’une part, elles sont subversives, dans la mesure où elles portent un discours de rupture avec la société française. D’autre part, il peut exister des formes d’hybridation – dont le « salafo-frérisme » est un exemple – et de continuité entre les différentes formes d’islamisme.

La deuxième partie a trait aux « quartiers ». Elle était sans doute la plus attendue, car le travail de terrain devait permettre de fournir des éléments objectifs sur la « prise de contrôle » de certaines banlieues par les islamistes. Or l’approche microsociologique choisie interdit la vue d’ensemble. Des prêcheurs prônent la division et placent la charia au-dessus des lois de la République, mais on ne peut mesurer ni la réception de ces discours, ni l’ampleur du phénomène. Autrement dit, le lecteur constate que des stratégies de rupture, voire de conquête de l’espace social, sont mises en œuvre, sans pouvoir en conclure que certains territoires ont bel et bien été conquis par l’islamisme. Contrôler des mosquées est une chose, prendre le pouvoir dans une ville en est une autre.

La troisième et dernière partie est consacrée aux prisons. L’étude des femmes incarcérées pour terrorisme à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis mérite une attention particulière. Son auteur montre notamment que « 34 détenues sur 36 ont été socialisées dans des cercles salafistes prétendument apolitiques avant de basculer dans le jihadisme ». Seules deux détenues peuvent être considérées comme repenties. Les autres font corps et tentent d’imposer leurs normes au reste de l’établissement. Dans une autre contribution, Peter Neumann et Rajan Basra (du King’s College de Londres) élargissent le spectre aux hommes et à d’autres pays d’Europe. Ils analysent les formes d’hybridation qui existent entre terrorisme et criminalité.

Les Territoires conquis de l’islamisme a eu un écho médiatique hors normes pour un ouvrage académique, et n’a pas manqué de susciter des réactions hostiles dans le marigot universitaire, certains adversaires n’hésitant pas à brandir le chiffon rouge de l’islamophobie. Au-delà des polémiques, une chose est sûre : l’ouvrage n’épuise pas le sujet de l’islamisme en France, et d’autres enquêtes seront les bienvenues.

Marc Hecker

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