Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Heonik Kwon, After the Korean War: An Intimate History (Cambridge University Press, 2020, 332 pages).
La guerre de Corée (1950-1953) fut avant tout une guerre civile. Depuis quelques années, la recherche a régulièrement mis en avant cet état de fait, mais cet essai nous en donne un nouvel éclairage. Heonik Kwon, professeur d’ethnographie au Trinity College de l’université de Cambridge et auteur de livres remarqués sur le conflit vietnamien et la guerre froide, propose en effet, à partir d’un travail historique et d’une « ethnographie intime », une réflexion sur la parenté comme terrain essentiel du politique. Ce que l’auteur décrit, c’est une forme de violence de masse à l’intersection de la sphère privée et de l’État.
Dans un premier temps, Heonik Kwon montre les conséquences de la guerre sur des Coréens n’ayant eu aucun rôle militaire pendant ces trois années de combats. En plus des massacres, beaucoup souffrirent de « blessures sociales » résultant de pratiques préventives ou punitives. L’auteur décrit par exemple le daesal, ou mort par substitution : si un « collaborateur » n’était pas « disponible » pour subir la condamnation, un membre de sa famille devait prendre sa place. Plus loin, l’auteur approfondit cette notion de « culpabilité par association », très présente en Corée du Sud jusque dans les années 1980. Les proches d’un supposé « gauchiste » pouvaient être surveillés et les familles ayant des ancêtres catégorisés sympathisants communistes – une « ligne de sang rouge » – étaient régulièrement victimes de restrictions de leurs droits civiques. Un facteur a contribué à renforcer cette « violence intime » : la nature extrêmement fluctuante du front, les victimes devenant les perpétrateurs, et inversement, au fil de son évolution géographique.
La question des familles séparées est également abordée, et l’auteur met en avant un point important : cette séparation ne résulte pas seulement de mouvements de réfugiés, mais aussi d’actions des deux belligérants pour mettre la population « à l’abri » de l’influence de l’adversaire. Une fois la séparation actée, ces familles se trouvaient dans une position précaire, celle d’un ennemi potentiel en raison de ses liens avec des habitants de l’État ennemi. Pendant des années, cette culpabilité collective a provoqué des crises morales dans de nombreuses familles écartelées entre le désir de se réunir et la crainte de se voir accusées.
Dans la dernière partie de son essai, l’auteur décrypte l’évolution des commémorations en Corée du Sud, ainsi que celle des représentations de la guerre dans les films et les romans, mettant en particulier l’accent sur les changements autour de la notion de fraternité Nord-Sud. Au final, Heonik Kwon offre une lecture indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine de la péninsule coréenne. Son essai est, à ce jour, un des récits les plus humains sur l’héritage durable de la guerre de Corée. Avec des détails historiques captivants et des cadres conceptuels innovants, l’auteur nous ouvre de nouvelles perspectives sur la conflictualité, la réconciliation, l’histoire et la mémoire. Pour lui, ce n’est qu’en respectant « le droit des morts à se souvenir » que nous pourrons vraiment dépasser les séquelles de la guerre froide, et « établir les amitiés et les solidarités nécessaires aujourd’hui ».
Rémy Hémez
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