Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Raphaël Briant, chercheur de l’armée de l’Air détaché au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Gaïdz Minassian, Les sentiers de la victoire. Peut-on encore gagner une guerre? (Passés composés, 2020, 712 pages).
Dans cet ouvrage très riche, l’auteur, journaliste et politologue, livre une réflexion salutaire au terme d’une analyse du concept de victoire dans les relations internationales. À rebours d’une littérature française qui se contente bien souvent de pointer du doigt les errements stratégico-politiques qui ont entraîné l’Occident dans des guerres sans fin desquelles il ne sait plus sortir vainqueur, Gaïdz Minassian propose une approche originale et subtile pour dépasser l’aporie apparente qui entoure aujourd’hui le concept de victoire dans la réflexion stratégique. En proposant une alternative à la dialectique de la force et de la ruse au travers de la parabole homérique de la rencontre entre Achille, Ulysse et Hector, il dresse les contours d’une troisième voie permettant de sortir de l’ornière : celle de l’humilité.
Le livre s’ouvre sur le dialogue entre les deux Achéens, auquel assiste, impassible, le héros de Troie. À partir de cet échange, qui sert de fil rouge à une réflexion en quatre parties, l’auteur retrace d’abord l’évolution du concept de victoire à travers les âges. De sa formation jusqu’à son éclatement au sortir de la Première Guerre mondiale, en passant par des phases successives de reconstruction, d’intégration et de fusion, l’auteur s’attache à montrer toute l’ambivalence que recouvre la notion de victoire, pour mieux mettre en lumière ses contradictions actuelles. Il montre ainsi à quel point le logiciel des États occidentaux, exorbitant de l’ordre westphalien et imprégné de l’illusion clausewitzienne de la victoire décisive, est en décalage avec la « bellicisation de l’espace mondial », un espace désormais théâtre de guerres sans fin et de conflits infra-étatiques.
Si « la victoire […] est devenue un corps étranger au XXIe siècle », est-il légitime de se demander si l’on peut encore gagner une guerre ? L’auteur nous apprend que c’est justement parce que la grammaire de la conflictualité a évolué qu’il est plus que jamais nécessaire de définir précisément la notion de victoire, afin de mieux s’en affranchir. La deuxième partie du livre échafaude donc un édifice théorique de la victoire. Appelant à une nouvelle sociologie de la victoire, l’auteur tâche de donner corps au concept, avec ce qu’il nomme la « pyramide de la victoire ». Pour lui, « tant que l’homme ne se libérera pas du magnétisme de la pyramide de la victoire, tant que son imaginaire restera aimanté par la sacralité de la victoire, il continuera d’empiler les désillusions et d’écrire aveuglément le script de ses victoires virtuelles, en décalage complet avec le monde ».
Distinguant quatre paradigmes de la victoire – gestion de crise de haute intensité, gestion de crise de basse intensité, guerre sans fin et sortie de crise – l’auteur s’interroge, à la lumière des conflits contemporains sur l’entêtement des chefs militaires et des dirigeants politiques à s’enferrer dans des théories de la victoire inefficaces. Pour Gaïdz Minassian, le but de toute grande stratégie devrait être avant tout de gagner la paix, qu’elle passe ou non par une victoire militaire. Une manière d’y parvenir, selon lui, est dès lors de penser une victoire comme une norme d’humilité, et une norme post-conflit. En définitive, la meilleure manière de s’orienter sur « les sentiers sinueux de la victoire » est encore, comme Hector, de faire appel à son humanité !
Raphaël Briant
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