Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2021 de Politique étrangère (n° 2/2021). Marc Julienne, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Anne Cheng, Penser en Chine (Gallimard, 2021, 560 pages).
Voici une lecture incontournable tant pour les spécialistes de la Chine que pour le public désireux d’aller au-delà des poncifs et clichés sur les « 5 000 ans d’histoire de la Chine » et sur une « pensée chinoise » unique et immuable. Seize auteurs de six pays différents (France, Chine, Australie, Canada, États-Unis, Suède), analysent les facettes de la société chinoise d’aujourd’hui.
L’ouvrage décrypte nombre de débats philosophiques et intellectuels de Chine. Le sinologue australien John Makeham et Ge Zhaoguang, professeur à l’université de Fudan et spécialiste de l’histoire intellectuelle chinoise, apportent des analyses complémentaires sur l’évolution du concept d’universalisme en Chine, et de la vision de la place de la Chine dans les relations internationales. Makeham décrit la dynamique de « sinisation » des sciences sociales en Chine dans les années 1990, en opposition à ce qui était alors perçu comme « l’hégémonie de la philosophie occidentale ». Le débat sur l’adéquation entre les « valeurs chinoises » et les « valeurs universelles occidentales » a émergé dans les années 2000, puis il a été tranché politiquement avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Toute discussion sur les « valeurs universelles » est purement et simplement interdite aujourd’hui, sauf pour les critiquer. Alors que le carcan du Parti s’est resserré sur les intellectuels et les universitaires, une poignée d’entre eux a, au contraire, été promue pour leurs travaux sur le particularisme de la pensée chinoise et la synthèse entre philosophie confucéenne et « socialisme aux caractéristiques chinoises ».
Ge Zhaoguang critique pour sa part le retour en grâce du concept ancestral de tianxia, « tout ce qui est sous le ciel ». Nombre d’intellectuels contemporains promeuvent une vision fantasmée du tianxia, où la Chine serait un « empire-monde » pacifique, harmonieux et unifié. Ge dénonce cette lecture biaisée du tianxia, qui repose en réalité sur la dichotomie, bien moins irénique et inclusive, entre intérieur et extérieur de l’empire, entre civilisés et barbares, et entre supérieurs et inférieurs. Le néo-confucianisme politique qui promeut cet « império-mondialisme » est mis au service des ambitions du Parti pour supplanter le modèle capitaliste américain au centre des relations internationales.
La réinterprétation de l’histoire chinoise est une constante actuellement en Chine, et transparaît au long de l’ouvrage. Le chapitre de Damien Morier-Genoud, en particulier, fournit une analyse passionnante du travail de l’historien chinois qui navigue entre l’autonomie intellectuelle et l’orthodoxie historique indiscutable du Parti – ce que l’auteur appelle « l’histoire officielle et les histoires parallèles ». L’historien Qin Hui, fervent défenseur du constitutionnalisme, que nous fait découvrir David Ownby, a fait les frais de cette orthodoxie, et est aujourd’hui censuré. Le funambulisme intellectuel est expérimenté par de nombreux chercheurs en Chine, dans le contexte d’un verrouillage de la pensée que constatent tous les auteurs, notamment Sebastian Veg dans son chapitre sur la marginalisation des intellectuels d’élite depuis 1989.
On retient enfin le chapitre de Nathan Sperber sur le capitalisme d’État en Chine, concept souvent mal compris qu’il décrypte de manière éclairante, ainsi que le chapitre de Magnus Fiskesjö, très complet sur un sujet aussi massif que complexe : la répression des Ouïghours au Xinjiang.
Marc Julienne
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