Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Frédéric Charillon propose une analyse du nouvel ouvrage de Gilles Kepel, Le Prophète et la Pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère (Gallimard, 2021, 336 pages).

L’année 2020 a bouleversé le Moyen-Orient, le Golfe et la Méditerranée, plus sans doute qu’aucun épisode depuis longtemps. La combinaison de la pandémie de Covid-19, de l’effondrement des prix du pétrole et du gaz et de la marche forcée d’un Donald Trump en fin de mandat pour imposer les accords dits d’Abraham (normalisation des relations de plusieurs États arabes – Émirats, Bahreïn, Soudan, Maroc – avec Israël) a changé la donne. C’est la chronique analytique de ce moment clé, et de ses répercussions possibles pour la France et l’Europe, que nous livre Gilles Kepel. On y retrouve sa patte, son expérience et son style, toujours friand de vocabulaire recherché : le nord devient généralement le septentrion, et le centre, le mitan. Comme dans ses livres antérieurs, les « nervis » et autres « affidés » – ceux qui servent des puissances ou des chefs de guerre – répondent présents. Comme quoi, les sciences sociales peuvent élargir leur vocabulaire au-delà de « agent », « structure », « construction » ou « performatif ».

Que ressort-il principalement d’un tableau inquiétant à bien des égards ? Golfe, Proche-Orient et Afrique du Nord – avec sa proximité de l’Europe – sont tour à tour scrutés dans leurs évolutions récentes. L’ensemble est didactique, pédagogique, accompagné d’excellentes cartes réalisées par Fabrice Balanche, appuyé (outre les recherches empiriques de l’auteur) sur les informations du site Al-Monitor, et constitue un décryptage limpide des dynamiques à l’œuvre. L’étudiant, le lecteur informé, le diplomate ou le candidat à quelque concours, y trouveront plus que leur compte.

On est d’abord frappé, mais pas surpris, par l’omniprésence d’Ankara et de son maître Erdogan dans ces processus. Son étrange danse avec un Vladimir Poutine aux ambitions pourtant concurrentes interroge. Sa centralité dans l’affrontement entre un axe « fréro-chiite » (sponsors turcs et qataris des Frères musulmans, soutenus avec des nuances par Téhéran) et les supporters du Pacte d’Abraham (Washington, Tel Aviv et leurs alliés arabes autour de Riyad, Abou Dhabi, Le Caire) nous emporte loin du temps où la Turquie était un aimable candidat à l’Union européenne, et un membre fiable de l’Alliance atlantique. Dans ce nouveau « grand jeu », se répondent des affrontements aux dialectiques complexes, aux correspondances et réciprocités cyniques : Libye, Syrie, Arménie, mais aussi Irak, Maghreb, Liban, Gaza… Les jeux d’influence pénètrent aisément la vieille Europe, soit par les États (comme Malte), soit par des réseaux transnationaux : voir les multiples leviers « fréristes » et autres.

La Turquie s’impose, la Russie revient, la Chine s’invite, les États-Unis s’éloignent. L’Europe est absente. L’auteur fustige une fois de plus l’abandon français d’une expertise régionale arabophone pourtant cruciale. Car rien de ce qui est décrit dans ces pages n’est étranger aux convulsions qui ont secoué l’Europe, du terrorisme aux séparatismes, du malaise social aux dilemmes diplomatiques.

Quelle stratégie adopter ? Le Pacte d’Abraham réussira-t‑il ? Quelle issue pour l’affrontement interne au sunnisme ; quel avenir pour les nouvelles « banlieues de l’islam » (titre d’un précédent ouvrage de Kepel) ? Trente-sept années et une vingtaine d’ouvrages après Le Prophète et le Pharaon (1984), l’environnement stratégique méridional de l’Europe est toujours là. Gilles Kepel aussi.

Frédéric Charillon

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