Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2021 de Politique étrangère (n° 3/2021). Anne-Laure Mahé propose une analyse de l’ouvrage de Clémence Pinaud, War and Genocide in South Sudan (Cornell University Press, 2021, 330 pages).
Ce livre jette un éclairage nouveau sur la guerre civile qui éclate en 2013 au Soudan du Sud et le régime mis en place par le Sudanese People’s Liberation Army/Movement (SPLA), le mouvement rebelle qui signe l’accord de paix avec le gouvernement de Khartoum en 2005 au terme de vingt-deux ans de guerre et prend la tête du nouvel État lors de l’indépendance de 2011. L’auteur interroge les lectures conventionnelles du conflit à travers trois choix théoriques.
Il s’agit premièrement de le qualifier de « troisième guerre civile », faisant suite aux deux guerres civiles soudanaises (1955-1972 et 1983-2005). Cela permet de revisiter ces dernières en insistant sur les luttes internes au mouvement rebelle sudiste, centrales pour comprendre le processus de formation d’un État basé sur la prédation et sur une idéologie de suprématie ethnique en faveur de l’ethnie Dinka, majoritaire au sein du SPLA.
Ce processus aboutit à la structure politique actuelle, qualifiée d’ethnocratie. Cette insistance sur l’ethnicité comme clé de compréhension du conflit constitue le second choix central de l’ouvrage, à contre-courant des discours académiques et politiques minimisant cet aspect. Le troisième choix : la qualification des violences commises de « génocidaires » et non de « nettoyage ethnique », terme utilisé par les Nations unies. Alors que ce dernier fait référence au déplacement forcé d’une catégorie de population qui conserve tout de même la possibilité d’exister, la violence génocidaire vise l’annihilation du groupe.
Pour soutenir l’argument de l’existence d’un « génocide multi-ethnique » contre tous les groupes ethniques non-Dinka depuis 2013, l’auteur s’appuie sur une analyse minutieuse des différentes phases du conflit à partir d’un riche matériel empirique.
L’écueil d’une approche culturaliste est habilement évité par une analyse historique qui lie constamment la construction des identités et des hiérarchies ethniques aux processus économiques de constitution de classes sociales dominantes, tout en reconnaissant le rôle joué par certains entrepreneurs ethno-politiques qui activent sélectivement la mémoire de traumatismes « dormants ». Sur le long terme, l’ethnocratie se construit par la mise en place au sein du SPLA d’un mode de production ethniquement différencié qui s’enracine dans l’histoire de l’esclavage et de la colonisation au Soudan. Il consiste en une prédation socio-économique et sexuelle, un recours au travail forcé et au contrôle de l’économie de guerre.
Au nombre des éléments les plus fascinants de l’analyse : la place des femmes dans ce mode de production. Conçues comme du capital, elles ne sont pas seulement mises au travail – y compris sexuel – forcé, mais échangées ou distribuées pour produire les allégeances militaires. Dans un contexte où l’accumulation des femmes produit la richesse, les commandants du SPLA parrainent les mariages des soldats, se substituant aux pères pour payer le prix de la fiancée et créant ainsi de nouveaux liens d’obligations.
La lecture de cet ouvrage permet de revisiter une question classique des sciences sociales – la construction de l’État – à travers une approche qui fait dialoguer les dimensions identitaires, économiques et genrées pour proposer un récit dense et maîtrisé sur un État produit par et pour la guerre. Elle permet également de comprendre les difficultés de la négociation et de la mise en œuvre d’une paix durable.
Anne-Laure Mahé
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