Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2021-2022 de Politique étrangère (n° 4/2021). Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage d’Erlan Karin, Operation: Jusan. A Story of Rescue and Repatriation from Islamic State (The Momentum Publishing Company, 2021, 258 pages).

Erlan Karin est kazakh, spécialiste des questions de sécurité, et sa carrière a oscillé entre université, haute administration et politique. Son parcours atypique et sa proximité avec les autorités lui ont permis de suivre de près une opération hors du commun. Baptisée « Jusan », du nom d’une plante des steppes d’Asie centrale, elle a consisté à rapatrier 613 ressortissants kazakhs depuis la zone syro-irakienne entre janvier et septembre 2019 : 33 hommes, 160 femmes et 420 enfants (dont 32 orphelins) ont ainsi pu regagner leur pays après avoir passé plusieurs années au sein de groupes djihadistes.

La décision de rapatriement a été prise – et assumée publiquement – par les
principaux responsables politiques, à commencer par le président de la République Noursoultan Nazarbaïev. Ce dernier a présenté les rapatriés comme des innocents attirés par la propagande trompeuse de Daech, et retenus en otages par cette organisation terroriste. Jusan est ainsi décrite comme une opération humanitaire visant à sauver des compatriotes en danger, ce récit bienveillant ayant notamment pour but de faciliter l’acceptation des « revenants » par la population.

Les autorités kazakhes ne sont évidemment pas naïves, et savent qu’une telle
opération comporte des risques. Certains adultes sont restés fidèles à Daech
jusqu’à l’ultime bataille de Baghouz et demeurent radicalisés. Même les enfants peuvent susciter quelques craintes car la propagande de l’État islamique a diffusé des vidéos de préadolescents – y compris des Kazakhs –
exécutant des otages. Toutefois, les services de renseignement ont estimé qu’il était moins risqué de rapatrier ces individus que de les laisser en zone syro-irakienne. Parmi les arguments avancés figurent les conditions de sécurité dégradées dans les camps de prisonniers djihadistes tenus par les Kurdes, et l’éventualité de fuites.

À leur retour au Kazakhstan, la totalité des hommes et seulement 16 femmes
ont fait l’objet de poursuites. L’auteur ne donne malheureusement aucune
information sur le processus judiciaire (incriminations, peines encourues, etc.). En revanche, il s’attarde sur les mesures de réhabilitation déployées pour les femmes et les enfants. La prise en charge est structurée autour de trois piliers : social, médico-psychologique et idéologico-religieux. Les premiers résultats seraient encourageants : à la mi-2020, sur les 160 femmes rapatriées, 38 seraient totalement déradicalisées, 90 auraient fait des progrès significatifs et 15 seraient encore radicales.

Pour ce qui est des enfants, Erlan Karin ne donne pas de statistiques aussi
détaillées, mais il laisse entendre que, globalement, leur réinsertion se passe
bien. Il insiste sur le fait que le Kazakhstan a pris la bonne décision en les rapatriant quand ils étaient encore très jeunes, plutôt que de les laisser grandir dans un environnement dangereux et susceptible de les radicaliser.

En somme, l’opération Jusan est présentée comme un succès, même si l’auteur se garde de conclusions hâtives : un bilan plus fiable ne pourra être réalisé que dans quelques années. Quoi qu’il en soit, le cas du Kazakhstan contraste avec celui de la plupart des pays occidentaux, dont les gouvernants
rechignent à rapatrier « leurs djihadistes » et adoptent une approche de retours au compte-gouttes. Il suggère qu’une autre voie est possible.

Marc Hecker

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