Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022). Camille Brugier propose une analyse de l’ouvrage de Yeling Tan, Disaggregating China, Inc. : States Strategies in the Liberal Economic Order (Cornell University Press, 2021, 240 pages).
Cet ouvrage cherche à expliquer la libéralisation économique limitée en Chine aujourd’hui, en dépit des engagements forts concédés par l’État pour devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Alors que les membres du Parti communiste chinois au pouvoir au début des années 2000 soutenaient idéologiquement la libéralisation, celle-ci n’a pas eu lieu.
Yeling Tan explique ce résultat surprenant par la « cacophonie » de réponses économiques aux différents niveaux de gouvernements – central, provincial et cantonal – pour se conformer aux exigences de l’adhésion à l’OMC. Cette variabilité aurait été liée à la très forte décentralisation de la politique économique chinoise, et à la compétition au sein du Parti communiste entre acteurs ayant voix au chapitre.
L’ouvrage explique ainsi que, tandis que les membres du gouvernement central ont été davantage soumis à la pression exercée par l’OMC, l’intérêt à libéraliser a varié d’une province et d’un canton à l’autre. Parmi les facteurs locaux déterminants, on relève une composition industrielle diversifiée qui, en accroissant les possibles bénéfices tirés des mesures de libéralisation, aurait encouragé les décideurs locaux à se conformer aux demandes du gouvernement central. À l’inverse, les cantons caractérisés par une plus grande concentration industrielle auraient été plus à risque dans un contexte de concurrence internationale, et donc plus réticents à une mise en conformité avec les demandes de l’OMC.
Pour Yeling Tan, les motivations des acteurs locaux à résister aux demandes de l’OMC sont aussi d’ordre individuel : le ralentissement de la croissance sur le court terme lié à la nécessaire adaptation à un marché ouvert aurait pu pénaliser l’avancement politique des membres de gouvernements locaux, évalués en grande partie sur la performance économique de leur circonscription. Cette différence de réaction aux exigences de la communauté internationale entre les échelons locaux et nationaux a été facilitée par l’existence de réseaux parallèles déterminant la promotion ou la rétrogradation des acteurs. Pour les agents des agences centrales pékinoises, suivre les orientations du gouvernement central aurait été induit par leur appartenance à un réseau pékinois ; alors que des réseaux provinciaux et cantonaux distincts déterminaient la carrière des acteurs locaux. Le gouvernement central aurait donc eu peu de moyens de représailles face à des cantons refusant la mondialisation.
Yeling Tan montre donc ici que c’est avant tout l’effet conjugué de calculs rationnels coût/bénéfice, souvent individuels, opérés par divers agents de l’État central et décentralisé, qui a déterminé le choix d’accompagner ou de s’opposer à la libéralisation économique.
Au-delà de l’apport empirique conséquent présenté dans une analyse systématique des réglementations promulguées par tous les agents de la politique économique chinoise, ce travail va à l’encontre de la thèse souvent défendue en France selon laquelle l’étatisation de l’économie chinoise aurait été parfaitement orchestrée par le Parti, et docilement exécutée par les organismes d’État, les provinces et les localités. Corollairement, il remet en cause l’idée volontairement véhiculée par Pékin selon laquelle un régime autoritaire serait plus efficace qu’une démocratie, et plus capable de contraindre les institutions et la chaîne bureaucratique à ses ambitions réformistes.
Camille Brugier
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