Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022). Elisa Domingues dos Santos, chargée de projets pour le Centre Afrique subsaharienne et le Programme Turquie/Moyen-Orient de l’Ifri, propose une analyse croisée des deux ouvrages suivants : Elem Eyrice Tepeciklioğlu et Ali Onur Tepeciklioğlu (dir.), Turkey in Africa: A New Emerging Power? (Routledge, 2021, 292 pages) ; Federico Donelli, Turkey in Africa: Turkey’s Strategic Involvment in Sub-Saharan Africa (Bloomsbury, 2021, 224 pages).

Engagement opportuniste ou stratégie à long terme, l’ampleur qu’a pris ces dernières années la présence turque en Afrique subsaharienne intrigue, tant elle gagne en substance.

En abordant la Turquie à partir de son statut de puissance émergente, ces ouvrages offrent tout d’abord un cadre théorique à l’analyse des relations turco-africaines. L’activisme de la Turquie en Afrique répond aux caractéristiques de la puissance émergente (discours révisionniste, rhétorique du partenariat gagnant-gagnant, liens basés sur les relations commerciales, engagement pour le maintien de la paix, préférence pour la coopération bilatérale plutôt que multilatérale), et sert dans le même temps les objectifs de ce statut (diversification des partenaires, soutien diplomatique dans les instances internationales, construction d’un nouveau récit identitaire).

Par ailleurs, replacer la politique africaine de la Turquie dans son agenda de politique étrangère est particulièrement édifiant pour saisir à la fois sa portée et la nature du rapport que la Turquie entretient avec le continent. Cantonnées à l’Afrique du Nord pendant la période ottomane, inexistantes à la naissance de la République obsédée par l’Occident, puis sous-produits des dynamiques de guerre froide, c’est seulement à partir des années 1970 que les relations entre la Turquie et l’Afrique prennent un léger tournant, Ankara cherchant à se distancier des Occidentaux et partant en quête d’un soutien diplomatique à l’invasion de Chypre. Les années 1980, ébranlées par la libéralisation économique, marquent le début d’une politique étrangère proactive et multidimensionnelle, dans laquelle s’inscrit le Plan d’action pour une ouverture à l’Afrique de 1998. L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 ouvre une nouvelle ère doctrinale, qui doit amener la Turquie à jouer un rôle sur la scène internationale. Comme pour d’autres puissances émergentes avant la Turquie, l’Afrique apparaît alors comme un terrain de travail idéal. L’année 2005, proclamée « année de l’Afrique » en Turquie, marque une intensification de l’activisme diplomatique turc, aujourd’hui très caractéristique de son influence sur le continent (43 ambassades, 55 visites de R.T. Erdogan depuis 2002, 3 sommets diplomatiques multilatéraux à ce jour).

Une fois ces données théoriques et chronologiques confirmées, les deux ouvrages s’attellent à catégoriser la spécificité du modèle turc en Afrique, et là encore s’accordent. La Turquie offre une alternative aux partenaires africains, une troisième voie à mi-chemin de Washington et de Pékin : c’est le « consensus d’Ankara ». La Turquie s’approprie à la fois le thème porteur de la coopération Sud-Sud, la non-conditionnalité propre à l’aide chinoise et certaines pratiques des bailleurs occidentaux (renforcement des institutions), tout en empruntant des éléments aux acteurs arabes du Moyen-Orient (notamment l’approche religieuse).

Donelli livre aussi une sociologie de l’appareil multi-acteurs turc qui œuvre sur le continent africain : les acteurs non gouvernementaux y ont une place prépondérante, et ont été précurseurs. Les parties 2 et 3 de l’ouvrage collectif proposent des études de cas sectorielles (économie, sécurité) et une analyse des outils du soft power fouillées, qui permettent d’incarner concrètement les présences turques assez méconnues en Afrique.

Après avoir fait ses armes en Somalie, véritable laboratoire de la méthode turque (notamment humanitaire), Ankara est aujourd’hui systématiquement perçu comme un nouvel acteur installé en Afrique subsaharienne, et son activisme assumé est vu comme une concurrence nouvelle pour les partenaires traditionnels du continent. Ces deux ouvrages relativisent toutefois la profondeur des liens économiques, pourtant leviers privilégiés du renforcement des relations Turquie/Afrique subsaharienne. Bien que le volume des échanges ait été multiplié par quatre ces vingt dernières années, l’Afrique reste un partenaire économique secondaire pour la Turquie, qui ne concurrence pas non plus les volumes d’échanges de l’Afrique avec l’Europe ou la Chine. Et en dépit d’un récent investissement dans le secteur de la sécurité, en adéquation avec le tournant sécuritaire qu’a pris la politique étrangère turque depuis 2015, les ouvrages soulignent l’absence de stratégie de long terme en Afrique, et des capacités d’expansion limitées.

L’apport de ces deux ouvrages est indéniable, puisqu’ils comblent certaines lacunes de l’analyse de ces relations, et instruira quiconque souhaite approfondir ses connaissances sur les trajectoires turques en Afrique. La spécificité du modèle turc qui y est décrite, la multiplicité des acteurs et outils diplomatiques recensés, confirment la nécessité de produire davantage de monographies basées sur des recherches empiriques. En dépit de la tentative intéressante d’Alexis Habiyaremye, on regrettera à ce stade que les perspectives des partenaires africains n’aient pas été davantage prises en compte.

Elisa Domingues dos Santos

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