Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2022 de Politique étrangère (n° 1/2022). Jean-Luc Racine propose une analyse de l’ouvrage du Prince Turki Al Faisal Al Saud, The Afghanistan File (Arabian Publishing, 2021, 216 pages).

Ce livre, précise l’auteur, répond à une demande du roi Abdallah, alors prince héritier d’Arabie Saoudite, constatant que les divers acteurs de la crise afghane – Pakistanais, Américains, Russes, Européens – avaient tous donné leur version des faits « en blâmant l’Arabie Saoudite pour une bonne part de ce qui tourna mal », et concluant qu’il fallait fournir une analyse saoudienne de cette histoire tourmentée. Qui pouvait mieux s’en charger que Turki Al Faisal, prince du sang, chef des services de renseignement saoudiens de 1978 à 2001 et à ce titre principal acteur de la politique afghane du royaume ?

Trois grands thèmes structurent son récit. L’appui aux moudjahidines soulevés contre le régime communiste afghan monte en puissance après l’intervention soviétique de 1979, vue par beaucoup – pas seulement au Pakistan – comme étape d’une possible avancée vers la mer d’Arabie. La coopération entre la Central Intelligence Agency (CIA), le General Intelligence Department saoudien (GID) et les services pakistanais (ISI) met en place une action cofinancée par Washington et Riyad, qui confie à l’ISI la distribution de fonds et d’armes aux moudjahidines afghans, et de facto aux combattants non afghans venant soutenir leur djihad. L’Armée rouge défaite en 1989, les dissensions entre chefs moudjahidines – dont certains exaspèrent Turki Al Faisal – aboutissent à une guerre civile qui ruine tout espoir de stabilisation jusqu’à l’émergence des talibans qui prennent Kaboul en 1996.

L’anarchie post-soviétique des moudjahidines déçoit Riyad, mais un autre problème surgit : le retour au pays de combattants radicalisés sur le front afghan. Parmi eux, Oussama Ben Laden, que le prince Turki a croisé plusieurs fois et qui va devenir le principal opposant au pouvoir saoudien en publiant en 1993 sa « Déclaration no 1 » qui appelle à renvoyer les forces américaines du royaume et à réformer le régime. Déchu de sa nationalité saoudienne, Ben Laden accepte l’hospitalité du Soudan du général el-Béchir, qu’il doit quitter en 1996, revenant en Afghanistan. Deux fois Turki Al Faisal rencontrera le mollah Omar pour qu’il extrade Ben Laden : en vain.

Pour contrer les autres historiographies de l’Afghanistan contemporain, le prince Turki souligne que les financements gouvernementaux ont cessé avec la chute des communistes, et que les fonds saoudiens destinés aux réfugiés afghans au Pakistan – mais aussi, concède-t‑il, « en soutien de l’extrémisme en Afghanistan » –, étaient des fonds privés, libres de tout contrôle officiel. Le royaume n’a jamais, assure-t‑il, financé l’Émirat islamique du mollah Omar, pourtant reconnu par Riyad. Turki Al Faisal en dénonce les excès, tout en qualifiant de « mythe » l’influence du wahhabisme sur les talibans d’idéologie déobandie.

Reste une question : pourquoi le chef des services saoudiens démissionne-t‑il quelques jours avant le 11 Septembre ? Déçu de n’avoir pu obtenir l’extradition de Ben Laden confesse-t‑il, et las d’une fonction occupée près d’un quart de siècle. Sans doute ne saurait-on tout attendre d’un ancien chef des services secrets… The Afghanistan File n’en est pas moins un document important par son récit, les courriers officiels qu’il dévoile et in fine, dans le dernier chapitre, par les réflexions qu’il offre sur l’évolution du royaume, l’échec des socialismes arabes, les Frères musulmans, l’Irak, l’Iran, la Palestine, et le Yémen où Ben Laden, déjà, proposait au prince Turki d’intervenir…

Jean-Luc Racine

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