Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Mathilde Velliet, chercheuse au Programme Géopolitique des technologies de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jacob Helberg, The Wires of War: Technology and the Global Struggle for Power (Simon & Schuster, 2021, 384 pages).

Dans la lignée de nombreux travaux américains sur la « nouvelle guerre froide » entre États-Unis et Chine, l’ouvrage de Jacob Helberg alerte sur la « guerre grise » (Grey War) en cours, véritable « affrontement mondial entre démocraties et autocraties » dont les armes sont principalement technologiques.

La « guerre grise » se joue sur deux fronts. Tout d’abord la couche numérique d’internet (applications logicielles, réseaux sociaux, plateformes d’informations…) pour la maîtrise de l’information. À la lumière de son expérience chez Google (2016-2020), Helberg détaille les processus de fabrication, amplification et blanchiment de fausses informations par certains pays autoritaires (en particulier la Russie), et les réponses de Google pour entraver ces stratégies de désinformation.

Deuxième front : l’infrastructure matérielle qui permet d’accéder à internet et que la Chine cherche, pour Helberg, à « dominer ». Dans ce but, elle déploie une stratégie à quatre dimensions pour contrôler les chaînes d’approvisionnement, les canaux de l’information (câbles sous-marins et sous-terrains, satellites, centres de données), les protocoles et la 5G. Le tableau dressé est volontairement effrayant, amplifiant les capacités et ambitions d’une Chine systématiquement présentée comme menaçante – d’autant qu’il omet les éléments de puissance américains dans les mêmes domaines.

Pour Helberg, la « guerre grise » dépasse la simple compétition et menace la survie politique des États-Unis, qui doivent donc repenser totalement leur politique pour y faire face. Les deux derniers chapitres proposent les grandes lignes d’une réorganisation : renforcement de la coopération entre le Congrès et la Silicon Valley, expansion de la stratégie offensive cyber, augmentation massive de l’investissement fédéral dans la R&D, amélioration des outils des plateformes et de la politique d’éducation numérique pour lutter contre la désinformation, etc. L’auteur considère le « découplage technologique » – au moins sur les chaînes d’approvisionnement stratégiques – comme une « course » dont le caractère indispensable est « de plus en plus accepté ». Brisant les tabous encore présents dans le débat public américain, il appelle de ses vœux l’intervention de l’État dans le marché, et une véritable politique industrielle américaine, nécessaire pour mener à bien l’effort de relocalisation et réindustrialisation.

Les forces et faiblesses de l’ouvrage découlent de sa double ambition. Décrivant ce livre comme le « témoignage d’un fantassin en première ligne de ce nouveau combat crucial », Helberg met effectivement à profit son expérience pour éclairer le fonctionnement et la culture de la Silicon Valley, décrire la lente prise de conscience des plateformes face aux ingérences étrangères, ou expliquer certains aspects techniques. En revanche, pour faire de son livre un « signal d’alarme », Helberg grossit le trait, souvent jusqu’au manichéisme. Soulignant la puissance menaçante de la Russie et (surtout) de la Chine à grand renfort de passages dystopiques et de sentences dramatiques, il passe sous silence certaines pratiques américaines (domination des marchés, récupération des données, espionnage…), et manque parfois de nuance. Wires of War reflète les grands axes du débat aux États-Unis, y compris dans la dimension idéologique, sur la menace chinoise et les leviers à actionner pour répondre à son défi.

Mathilde Velliet

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