Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Anthea Roberts et Nicolas Lamp, Six Faces of Globalization: Who Wins, Who Loses, and Why it Matters (Harvard University Press, 2021, 400 pages).

Anthea Roberts, professeure à l’Université nationale australienne, et Nicolas Lamp, professeur à la Queen’s University dans l’Ontario, analysent avec une remarquable intelligence les diverses formes de contestation de la globalisation observées ces dernières années.

La première moitié de l’ouvrage présente les six principales visions de la globalisation qui ont façonné aussi bien les débats politiques nationaux que les relations internationales. Le premier corpus intellectuel est celui de l’establishment (incarné par les institutions financières internationales, l’Union européenne et les penseurs néolibéraux), pour lequel la mondialisation est un système gagnant-gagnant. La deuxième vision est celle des populistes de gauche (comprenant entre autres Bernie Sanders et le parti espagnol Podemos), qui considèrent que la globalisation a accru les inégalités au sein des pays industrialisés.

Les populistes de droite (de Donald Trump à Marine Le Pen, et incluant les économistes protectionnistes) déplorent la paupérisation des travailleurs des pays occidentaux au profit des travailleurs des économies émergentes. Les pourfendeurs du corporate power (tels Jeffrey Sachs, Ralph Nader et Dani Rodrik) alertent sur le pouvoir exorbitant des firmes multinationales depuis quelques décennies. Pour les tenants de la géoéconomie (regroupant par exemple Mike Pence, Marco Rubio et Robert Spalding), la Chine a instrumentalisé la libéralisation des échanges et les flux d’investissements pour rattraper, voire menacer, les nations occidentales. Enfin, un sixième courant de pensée (incluant Naomi Klein, Ian Goldin, les altermondialistes ou encore les partisans d’un Green New Deal) perçoit la mondialisation comme un vecteur de menaces globales, d’ordre social, politique et climatique.

Dans un second temps, les auteurs insistent sur la porosité qui existe entre ces différents « récits ». Lorsque Mark Zuckerberg s’oppose à un démantèlement de Facebook, il n’hésite pas à invoquer le risque de dépendance à l’égard des technologies et entreprises chinoises si jamais des législations antitrust étaient votées. Les chevauchements narratifs sont également bien réels : les restrictions sur les transactions avec Huawei s’imbriquent à la fois dans les doxas géoéconomique, protectionniste et néolibérale.

Mais les phénomènes les plus notables sont certainement les alliances (a priori contre-nature) susceptibles de se nouer pour aboutir à de nouvelles politiques publiques. Plusieurs illustrations sont ici édifiantes. Les politiciens protectionnistes et les populistes de gauche se retrouvent pour soutenir la classe ouvrière et accroître son pouvoir d’achat. De même, il y a une réelle convergence idéologique entre altermondialistes, protectionnistes et tenants de la géoéconomie, en vue de développer les capacités industrielles domestiques. Enfin, néolibéraux et populistes de droite sont en mesure de se coaliser pour instaurer une taxe carbone aux frontières et promouvoir la géo-ingénierie.

Ce livre, d’une grande richesse, montre comment l’intérêt économique et le calcul politique peuvent recycler, par pragmatisme ou opportunisme, des récits idéologiques que l’on croyait monolithiques.

Norbert Gaillard

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