Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Laurent Bansept, chercheur au Centre des études de sécurité à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de David Kilcullen et Greg Mills, The Ledger: Accounting for Failure in Afghanistan (Hurst, 2021, 368 pages).
Ayant participé au conflit d’Afghanistan en première ligne, jusqu’aux dernières heures de la coalition, David Kilcullen et Greg Mills proposent ici un premier bilan de vingt ans d’engagement occidental.
Qu’une telle analyse soit rédigée par David Kilcullen attire nécessairement l’attention. Figure des promoteurs et surtout praticien de la counterinsurgency, il est ici accompagné de Greg Mills, expert de la reconstruction des États en Afrique, et ancien conseiller de la Force internationale d’assistance à la sécurité – versant militaire de la coalition en Afghanistan.
Ces auteurs nous délivrent, sur le mode d’une comptabilité froide, la litanie des erreurs successives, croissantes, de la stratégie occidentale. Riche de données objectives autant que d’anecdotes remarquables, ce « registre » s’impose déjà comme une œuvre analytique majeure. Prise entre la crise du Covid-19 et l’engagement russe en Ukraine, la chute de Kaboul n’est certes qu’un évènement dans une séquence que les historiens compareront peut-être demain à la terrible année 1979. Mais l’ouvrage rappelle qu’elle est surtout le fruit, amer et ultime, d’une longue liste d’occasions manquées depuis la chute des talibans, de décisions absurdes assumées, du refus du temps long, et du rejet délibéré de la compréhension profonde des – si complexes – réalités locales. Il sonne en cela comme en écho à un autre bilan : le célèbre Fiasco, que Thomas E. Ricks avait consacré à la guerre d’Irak en 2008.
Les quatre domaines qui ont, selon les auteurs, conduit à la défaite sont le refus d’une solution politique à l’insurrection, les ambiguïtés envers le Pakistan, la corruption et sa gigantesque propagation, et enfin l’échec des initiatives de développement. Au-delà, ils reconnaissent également – et ce n’est pas le moindre de leurs mérites – à quel point leurs propres théories de counterinsurgency, redécouvertes sur le tas, se sont révélées inadaptées aux problématiques posées et au contexte dans lequel elles étaient déployées. Plus encore, cet ouvrage semble montrer qu’en dépit de l’énergie et du dévouement de nombreux acteurs occidentaux – le plus souvent sur le terrain, et l’hommage aux soldats est ici appuyé –, jamais il n’a été réellement possible de relever le défi afghan.
À l’heure d’une profonde évolution du dispositif français en Afrique de l’Ouest, ce bilan insiste sur certaines leçons, qu’il faudra ne pas oublier – à commencer par la place centrale du fait politique dans les insurrections, évidence dont les auteurs rappellent qu’elle est trop souvent reléguée ou niée.
Mais ils montrent également que chercher à vaincre une insurrection et, simultanément, à faire émerger un État a sans doute toujours été illusoire. Ayant concrètement vécu cette longue guerre, ils savent – et nous avec eux – à quel point ces constats étaient écrits – et connus – depuis de nombreuses années, et pour certains même érigés en principes avant même le 11 Septembre. Les enseignements des écrits de Bernard Fall restent, à ce titre, emblématiques. Aujourd’hui, le retour de l’engagement militaire majeur, entre États, ne met pas fin aux guerres irrégulières. À l’exemple de ce livre, le bilan lucide des expériences irakienne, afghane ou malienne est une œuvre indispensable pour comprendre les raisons si prévisibles de ces terribles égarements.
Laurent Bansept
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