Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2022 de Politique étrangère (n° 2/2022). Morgan Paglia propose une analyse de l’ouvrage de Mick Ryan, War Transformed: The Future of Twenty-First Century Great Power Competition and Conflict (U.S. Naval Institute, 2022, 312 pages).
Dans une réflexion à la charnière d’une étude des processus d’innovation militaires et d’une analyse des transformations géopolitiques contemporaines, Mick Ryan, ancien commandant de l’école de guerre australienne, s’attache à distinguer ce qui relève de l’héritage des périodes antérieures, références historiques à l’appui, et de l’inédit de la période actuelle, à l’aube de la quatrième révolution industrielle.
La première rupture tient, selon Ryan, à la fréquence des vagues d’innovation. Fulgurantes, les technologies clés deviennent, à l’image des grandes entreprises du net, tout aussi rapidement obsolètes. Or l’alternance rapide des cycles d’innovation est vouée à encore s’accélérer sous l’effet de l’irruption de l’Intelligence artificielle, et plus largement des technologies liées à l’automatisation, épaississant encore le « brouillard » de la stratégie contemporaine. L’emploi des innovations sur le terrain étant conditionné par les cultures stratégiques des pays utilisateurs, il est, pour l’auteur, plus nécessaire que jamais de savoir comment l’« Autre » (Chine, Russie…) pense la guerre.
En générant un nouveau rapport au temps et à la « masse », l’intégration des nouvelles technologies met au défi des bureaucraties militaires souvent rétives au changement. De ce fait, les puissances capables d’évaluer avec justesse le potentiel des innovations de rupture, d’élaborer les concepts opérationnels innovants et de diffuser, par l’entraînement et la formation, ces leçons aussi largement et rapidement que possible aux plus petits échelons de commandement, disposeront d’un net avantage sur leurs adversaires. Le défi de la compétition entre puissances est donc humain avant d’être technologique.
Jusqu’à présent, nombre de stratégistes considéraient que le militaire gardait la maîtrise du processus d’escalade de la violence et plus généralement la gestion des aspects moraux de la guerre, quelle que soit la technologie employée ou la forme du conflit armé. À la manière d’un maître des cérémonies, le stratège pourrait ainsi appliquer un niveau de violence correspondant à la réalisation d’un ensemble d’objectifs politiques. Mick Ryan fait partie d’une génération d’officiers qui, s’interrogeant sur les conséquences de l’ascension de l’automatisation, doute que ce rapport du militaire à la guerre puisse être maintenu dans la durée. S’il n’est pas question à court terme de déléguer à l’Intelligence artificielle la décision de mener des opérations militaires, l’innovation porte en elle la capacité à reléguer le soldat à un rôle d’observateur. Une évolution pour l’heure jugée hors d’atteinte, mais susceptible, pour Ryan, d’entraîner une déconnexion dangereuse entre les décideurs et l’action militaire.
Riche de références en études stratégiques, l’ouvrage trouvera sans difficulté une place importante dans le répertoire des travaux sur l’innovation militaire. Mick Ryan rappelle, tant par ses propositions que par la méthodologie employée, ses années passées aux États-Unis. On peut pourtant regretter que l’auteur n’ait pas davantage développé, en marge de sa réflexion générale sur les enjeux de la compétition entre puissances, une approche plus spécifique à l’Australie et à son changement de perception de la menace chinoise. Il aurait ainsi offert à un lectorat français encore avide de comprendre les dessous de la signature de l’AUKUS des clés de compréhension utiles.
Morgan Paglia
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