Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). L’ancien ambassadeur Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Hamit Bozarslan, Le temps des monstres. Le monde arabe, 2011-2021 (La Découverte, 2022, 254 pages).

Le titre, qui suscite interrogation, est explicité par son sous-titre : « Le monde arabe, 2011-2021 ». Quant aux « monstres », l’auteur vise entre autres les « antidémocraties » que sont l’Iran, la Turquie et la Russie, auxquels il a par ailleurs consacré un ouvrage[1]. Reprenant des articles publiés dans diverses revues depuis une dizaine d’années, Hamit Bozarslan nous offre le panorama d’une décennie tragique, entre l’échec des printemps de 2011, celui des révoltes nées en 2019, le développement des mouvements djihadistes et les répressions des autocrates en place.

Il note d’emblée que les révolutions arabes ne se réclamaient d’aucun modèle. Il s’agissait de façon banale de « réponses à l’autoritarisme massif des pouvoirs, à leur kleptomanie, à leur capitalisme de copains, à la violence née aux marges des sociétés… à une fatigue sociale anéantissant toute vitalité ». S’il reconnaît que ces révolutions ont conduit à des « défaites », pour autant cet « instant révolutionnaire n’a pas été un moment creux ou vide de sens ». Il a mis à nu les pouvoirs illégitimes, leurs failles et leurs fragilités. Il est vrai que des graines ont été semées, et que l’aspiration aux libertés ne s’éteindra pas du jour au lendemain.

L’approche du livre est chronologique et décrit les principales étapes qui ponctuent une décennie de violences. Les années 2014-2015, qui font l’objet de plusieurs chapitres, apparaissent comme une période charnière, caractérisée par un mélange de chaos et de retour à l’ordre. En Égypte, exploitant le mécontentement suscité par la gestion incohérente des Frères musulmans, le général Sissi prend le pouvoir, avec l’appui de l’armée, en bénéficiant d’une complaisance internationale. L’ordre, qui n’y a jamais été véritablement menacé, règne dans les monarchies du Golfe. La Libye, comme le Yémen, se désintègre dans la violence. La Russie vient massivement au secours du régime syrien en coordination avec l’Iran. L’État islamique étend son emprise territoriale et prend le contrôle d’une vaste zone à cheval sur la Syrie et l’Irak.

Pour l’auteur, 2018 est « le temps des monstres », en clair le moment où se conjuguent les actions de l’Iran, de la Turquie et de la Russie pour exploiter cette situation chaotique, étendre leur influence voire imposer leur ordre. La diplomatie milicienne de l’Iran se développe non seulement en Irak mais également en Syrie, au Liban comme au Yémen. La stratégie d’expansion turque monte d’un cran afin d’éviter la création à ses portes d’un Rojava – une zone autonome kurde en Syrie – et prend le contrôle de l’enclave d’Afrin. La Russie, profitant du désengagement des États-Unis et de leur perte de crédibilité, y compris chez leurs alliés les plus proches, étend son emprise non seulement dans les pays avec lesquels des liens existaient déjà comme la Syrie ou l’Égypte, mais également en Iran, en Arabie Saoudite et en Israël. On constatera les conséquences de cette politique lorsque de nombreux pays arabes refuseront d’appliquer des sanctions contre la Russie après son agression contre l’Ukraine.

À un moment où l’attention est focalisée précisément sur la guerre en Ukraine, cet ouvrage rappelle fort opportunément que le monde arabe reste une zone de crise dont l’Europe ne peut se désintéresser.

Denis Bauchard

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[1]Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIe siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS Éditions, 2021.