Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2022 de Politique étrangère (n° 3/2022). David Colon propose une analyse de l’ouvrage de Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators: The Changing Face of Tyranny in the 21st Century (Princeton University Press, 2022, 360 pages).

Aux « dictateurs de la peur » du XXe siècle ont succédé les « dictateurs de la manipulation », adeptes de la communication moderne, qui cherchent à façonner l’opinion publique en préservant les apparences d’un état démocratique. Les deux auteurs ont suivi de près l’ascension du système dictatorial de Vladimir Poutine, qu’ils considèrent comme exemplaire de tendances à l’œuvre dans de nombreux régimes autoritaires, de la Hongrie de Viktor Orbán au Venezuela d’Hugo Chávez, en passant par la Malaisie de Mahathir Mohamad. Pour étayer leur thèse, les auteurs se nourrissent à la fois de leur expérience personnelle, de travaux récents en science politique et en économie, et de bases de données constituées par leurs soins pour quantifier, entre autres, la violence politique et la censure sur la longue durée.

À la différence des « dictateurs de la peur », les « dictateurs du spin » ne recourent pas à la répression de masse, violente et publique. Ils cherchent à discipliner moins ostensiblement, en arrêtant les dissidents pour des crimes non politiques. Ils ne cherchent pas à contrôler tous les moyens de communication mais manipulent l’opinion à travers les médias et les réseaux sociaux, recourant aux méthodes de Madison Avenue tout en laissant un espace d’expression à l’opposition, qu’ils s’emploient à marginaliser discrètement. Ils ne recourent plus systématiquement à la censure ouverte, encouragent l’autocensure et la prise de contrôle indirecte des médias privés par des proches, tout en restreignant au besoin la diffusion des publications critiques et en recourant à des trolls pour étouffer les voix dissidentes sur internet.

Ils ne méprisent plus ouvertement les régimes parlementaires mais imitent la démocratie en s’efforçant de donner un aspect compétitif à leurs élections, ces « opérations spéciales utilisant les technologies des médias », selon la formule du consultant politique russe Gleb Pavlovsky. Ils n’imposent plus d’idéologie, mais se présentent comme pragmatiques et projettent une image de compétence. Enfin, ils ne recourent plus à une propagande intimidante, qui avait pour objet de fabriquer le conformisme et de rendre la répression plus efficace, mais s’approprient les codes des réseaux sociaux et de la célébrité, scrutant soigneusement leurs sondages de popularité.

Les « dictateurs du spin » cherchent moins à être craints qu’à être aimés, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. Selon les auteurs, un « cocktail de modernisation » serait à l’origine de cette évolution des régimes dictatoriaux : le passage à une société post-industrielle, la mondialisation de l’économie et de l’information ainsi que l’essor d’un mouvement mondial en faveur des droits de l’homme ayant rendu plus délicat et coûteux le recours à la terreur. Ce livre vient à point nommé pour éclairer le retour en force des régimes dictatoriaux qui, depuis 2019, sont plus nombreux que les régimes démocratiques. Sergei Guriev et Daniel Treisman concluent en proposant quelques réponses au défi majeur posé à nos démocraties : accueillir favorablement la modernisation chez nos adversaires, restaurer la confiance dans nos institutions pour ne pas prêter le flanc à la critique, interdire chez nous le lobbying rémunéré par les États autoritaires, et fonder une « alliance des démocraties libérales pour défendre la démocratie ».

David Colon

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