Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2022 de Politique étrangère (n° 4/2022).
Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage d’Élie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif (Odile Jacob, 2022, 240 pages).

Couverture du livre Souveraineté industrielle d'Élie Cohen, sur fond d'immeubles du quartier de La Défense à Paris

Élie Cohen, économiste et directeur de recherche au CNRS, définit la « politique industrielle » comme le soutien spécifique de l’État à un groupe de secteurs ou d’entreprises en vue de préserver l’indépendance nationale, de pallier des défaillances de marché, de contenir le déclin d’activités traditionnelles, de favoriser la spécialisation dans des technologies d’avenir et/ou de veiller à certains équilibres régionaux.

Les politiques industrielles diffèrent selon les pays, impliquant des moyens et des objectifs variés. Elles peuvent être ouvertement assumées et revendiquées par l’État, demeurer diffuses, voire prendre des formes relativement opaques. Aux États-Unis, le rôle du département de la Défense est crucial : la commande publique soutient depuis longtemps les industries militaire et aéronautique, et leur permet de mener des politiques de recherche et de développement audacieuses. En Allemagne, les liens privilégiés entre caisses d’épargne régionales et entreprises de taille intermédiaire ont préservé l’industrialisation sur une grande partie du territoire. Au Japon, c’est le MITI (ministère de l’Industrie et du Commerce international, renommé METI) qui a été au cœur de la modernisation de l’outil industriel et de l’amélioration spectaculaire de la productivité. Le cas chinois est certainement le plus emblématique : grâce à des subventions massives, des prêts bonifiés et des transferts de technologies (via par exemple les joint-ventures), les entreprises de l’empire du Milieu ont remonté les chaînes de valeur, gagnant des parts de marché au détriment d’entreprises occidentales dont elles étaient auparavant les sous-traitants.

La France, quant à elle, s’est distinguée par des louvoiements multiples depuis 60 ans. Après les champions nationaux de l’ère gaullo-pompidolienne et les privatisations des années 1980 et 1990, les pôles de compétitivité puis le programme d’investissements d’avenir ont donné des résultats mitigés. La désindustrialisation et les délocalisations se sont poursuivies encore dans les années 2010.

Il faut attendre l’avènement du trumpisme, l’exacerbation du nationalisme chinois et la pandémie de coronavirus pour assister à un retour en grâce des politiques industrielles à Bruxelles, et à une meilleure coordination entre États membres de l’Union européenne. L’un des piliers de cette nouvelle dynamique est l’instauration de Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui visent à relancer les filières technologiques en Europe. Ces PIIEC sont des initiatives nationales, autorisées par la Commission à condition qu’elles démontrent un projet de leadership technologique faisant naître ou croître des synergies et des chaînes de valeur à l’échelle européenne. L’alliance pour les batteries et le développement de la filière hydrogène sont déjà des projets phares. À ces PIIEC s’ajoutent des mesures communautaires de contrôle accru des investissements directs étrangers, parfois susceptibles de faire main basse sur des technologies sensibles.

Le livre d’Élie Cohen est éclairant : il nous montre qu’il aura fallu attendre le contexte économique et géopolitique hostile observé depuis la fin des années 2010 pour assister à l’essor d’une vraie politique industrielle européenne.

Norbert Gaillard

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