Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2023 de Politique étrangère (n° 1/2023). Sophie Boisseau du Rocher propose une analyse croisée de l’ouvrage de David Van Reybrouck, Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne (Actes Sud, 2022, 628 pages).

Photographie de Afif Ramdhasuma  (Unsplash), ville moderne en Indonésie.

Le livre de l’historien David Van Reybrouck est indispensable non seulement pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’archipel indonésien, ce géant de l’Asie du Sud-Est, mais encore pour ceux qui traquent l’universel à travers les cas particuliers. Et c’est peu dire que l’Indonésie rejoint l’universel, l’anticipe même (l’Indonésie est le premier pays colonisé à proclamer son indépendance, le 17 août 1945, la fameuse Proklamasi), y contribue pleinement. C’est une histoire nationale qui rencontre et raconte une histoire mondiale.

L’auteur s’intéresse ici au processus de décolonisation – ses ressorts, ses ambitions, ses mécanismes, ses expressions – qui a saisi le grand archipel à partir des années 1920. Après avoir clairement expliqué les motivations de la conquête coloniale, et les implications socio-politiques des décisions souvent iniques de la métropole (en disséquant les politiques coloniales des Pays-Bas, dures et obstinément mercantiles), Van Reybrouck catapulte le lecteur dans les motivations et l’état d’esprit des premiers héros nationalistes. À travers une multitude d’études de cas – témoignages directs des derniers survivants, textes institutionnels, articles de presse, archives… –, il explique les étapes, fruits du hasard ou plus subtilement organisées, qui ont abouti à la marche armée vers l’indépendance. Il montre de manière convaincante comment l’émancipation de ce peuple a déclenché une succession de réveils nationalistes ailleurs dans le monde, servant de modèle à de nombreux peuples asservis.

Pour bien comprendre l’amplitude d’un processus d’émancipation qui a touché à la fois les dirigeants et le peuple tout entier (on serait tenté de dire « les peuples », tant le paysage humain de l’Indonésie est divers, avec ses 3 000 groupes ethniques), David Van Reybrouck a enquêté et recueilli des centaines de témoignages, en Indonésie mais aussi au Japon (qui a occupé l’archipel de 1942 à 1945), aux Pays-Bas, l’ancienne puissance coloniale, et même au Népal, d’où les Britanniques qui avaient pris l’initiative de 1945 à 1946 avaient envoyé des Gurkhas. Ces témoignages directs permettent au lecteur de comprendre les réalités multiples de cette guerre mais aussi les différents points de vue – les exigences des colonisateurs paraissant le plus souvent déplacées.

C’est en ce sens que le cas indonésien rejoint l’universel, et l’actualité : les questionnements sont largement les mêmes ici et là, alors et maintenant. Il s’agit de trouver sa juste place dans un monde composé de puissances peu enclines à laisser émerger une autre réalité, interne et internationale. À ce titre, l’analyse proposée de la conférence de Bandung permet d’établir ses liens directs avec l’apparition du concept de tiers-monde et, partant, avec l’histoire chaotique des relations Nord/Sud. Un argument qu’on retrouve aujourd’hui dans les différents discours anti-occidentaux entendus dans la région ou sur d’autres continents.

Cet ouvrage de près de 500 pages nous introduit, avec bonheur, à la longue distance de l’histoire. Seule réserve : le système de notes de bas de page est compliqué à découvrir ; pris par le récit, le lecteur préférerait ne pas être renvoyé à deux différentes parties pour trouver une source historique ou le titre d’un ouvrage.

Sophie Boisseau du Rocher

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