Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2023 de Politique étrangère (n° 2/2023). Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Manon-Nour Tannous (dir.), Fréquenter les infréquentables (CNRS Éditions, 2023, 304 pages).

Arrière-plan : photographie par Thomas Evans (Unsplash) de personnes rassemblées à Pyongyang devant une fresque en l'honneur du dirigeant de la Corée du Nord. Au premier plan, couverture du livre "Fréquenter les infréquentables" de Manon-Nour Tannous.

La vie internationale a des acteurs multiples d’une respectabilité variable, qu’il s’agisse d’États, de nouveaux gouvernements nés d’une révolution ou de mouvements de libération. Sont-ils tous fréquentables ? Onze cas sont ici étudiés, de la Corée du Nord à l’Iran en passant par la Colombie.

Définir des règles simples se révèle difficile à un moment où, comme le constate Manon-Nour Tannous, « la désignation comme infréquentable tend à s’intensifier ». Les États-Unis emploient à cet égard une terminologie initiée par Bill Clinton avec les rogue states, que George W. Bush a élargie avec l’axe du mal, représentant un ensemble d’États menaçant collectivement l’Amérique. L’ayatollah Khomeiny n’est pas en reste en dénonçant le Grand Satan. Ainsi se pose un problème de labellisation : selon quels critères justifier l’infréquentabilité ? La première condition est naturellement le statut étatique mais n’exclut pas les acteurs qui ont un projet étatique comme les mouvements de libération. La représentativité doit être prise en compte, qu’il s’agisse de la légitimité produite par les urnes mais aussi de l’« autoritarisme amélioré ». Enfin, le respect du droit ou les méthodes de gouvernement sont également des critères décisifs. Cependant « la grammaire de l‘infréquentable s’avère plus complexe », car elle n’est pas absolue mais relative. On assiste effectivement à des évolutions de la fréquentabilité dans le temps, qu’il s’agisse de la Syrie de Bachar Al-Assad, de la Libye de Kadhafi, de l’OLP de Yasser Arafat ou des Forces armées révolutionnaires de Colombie.

Pierre Grosser s’interroge sur les éventuelles occasions manquées. N’aurait-on pas dû négocier plus tôt avec un interlocuteur d’abord récusé et qui devient incontournable, comme Ho Chi Minh ou Yasser Arafat ? À l’inverse certains, aux États-Unis, estiment que l’on a reconnu la Chine communiste de façon prématurée. Dans ce débat, le syndrome de Munich reste encore très présent et l’« hitlérisation » régulière de certains dirigeants peut conduire au désastre, comme le montre l’intervention américaine en Irak.

C’est tout le problème du caractère moral ou non de la politique étrangère qui est posé par cet ouvrage. Sa complexité, et les études de cas proposées, montrent qu’il n’y a pas de solution pleinement satisfaisante, et qu’il est parfois indispensable de discuter avec le diable en se servant d’une longue cuillère. Les démarches parfois erratiques menées par les États-Unis avec certains pays ou interlocuteurs l’ont démontré. En fait, comme le reconnaît Thomas Lindemann à propos de l’Iran, « le fait d’exclure un État en niant son statut d’interlocuteur ne l’incite pas à coopérer ».

On lira avec intérêt cet ouvrage riche en exemples concrets qui, par-delà la recherche de critères définissant la fréquentabilté, permet de voir que « la pratique diplomatique […] répugne à penser en injonctions de type toujours (fréquenter) ou jamais ». Entre Realpoltik et respect des valeurs, le choix n’est jamais simple si l’objectif est bien de promouvoir l’intérêt national. Mais les scrupules affichés dans les pays occidentaux, souvent à géométrie variable, ne semblent guère partagés par la plupart des pays du Sud, qui n’hésitent pas par ailleurs à dénoncer le « deux poids deux mesures », voire l’hypocrisie, des pays du Nord.

Denis Bauchard

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