Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2023 de Politique étrangère (n° 2/2023). Marianne Péron-Doise propose une analyse croisée des ouvrages d’Isabelle Saint-Mézard, Géopolitique de l’Indo-Pacifique, (Presses universitaires de France, 2022, 216 pages) et de Srabani Roy Choudhury (dir.), The Indo-Pacific Theatre: Strategic Visions and Frameworks (Routledge, 2022, 282 pages).
L’Indo-Pacifique est devenu en quelques années un cadre d’analyse de référence pour nombre de stratèges, chercheurs et praticiens des relations internationales en Asie. Les documents institutionnels émanant de ministères des Affaires étrangères ou de la Défense abondent désormais tout autant que les travaux de recherche scientifiques sur le sujet. Pour autant, le décalage est flagrant entre le nombre et la fréquence des publications émanant de chercheurs asiatiques, notamment indiens, anglo-saxons et européens. Sur ce dernier point, on ne manquera pas de s’étonner que la communauté scientifique française ne se soit pas mobilisée davantage et plus tôt sur un concept auquel les cercles dirigeants du pays se sont ralliés avec empressement, suscitant même l’adhésion de l’Union européenne (UE) et de partenaires majeurs comme l’Allemagne et les Pays-Bas.
C’est dire que, pour les lecteurs francophones, l’ouvrage d’Isabelle Saint-Mézard, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8 et chercheur associé au Centre Asie de l’Ifri, arrive à point nommé. Il apporte en effet un éclairage bienvenu et fouillé sur la construction de ce que l’auteur définit comme une « nouvelle représentation de l’Asie-Pacifique », caractérisée par une perspective géographique plus vaste, à dominante maritime. Plus significativement, elle y décèle une géopolitique des rapports de force. Car, au-delà d’une cartographie bi-océanique mettant en lumière les interdépendances économiques découlant de la maritimisation des échanges et des flux mondiaux, l’Indo-Pacifique révèle une nouvelle cartographie de la puissance et un projet politique. Dans sa recherche de l’origine, mais aussi de l’appropriation du concept d’Indo-Pacifique, l’auteur élabore dans un chapitre introductif une typologie très éclairante. Elle définit ainsi la catégorie des États « fondateurs », dans laquelle elle place le Japon, les États-Unis, l’Australie et l’Inde ; puis les États et organisations régionales « convertis », parmi lesquels l’Indonésie, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), la France et l’Europe ; enfin, elle évoque les États « réfractaires », au premier rang desquels figure la Chine – qui perçoit, non sans justesse, l’Indo-Pacifique comme essentiellement dirigé contre elle –, mais aussi la Russie ou la Malaisie.
Pour autant, c’est bien la question de la Chine qui est posée, et Isabelle Saint-Mézard s’efforce à travers les quatre chapitres suivants de comprendre les stratégies indopacifiques des différents acteurs. Au-delà de l’impératif affiché de défense d’un ordre maritime fondé sur des règles, il s’agit d’évaluer si ce concept peut s’appréhender comme une réponse ou non aux actions de la Chine. La conclusion de l’auteur est que l’adhésion au concept d’Indo-Pacifique des quatre États fondateurs exprime une même « anxiété géopolitique » face à l’émergence multidimensionnelle de la Chine.
Ceci ne va pas sans des différences d’approche, à commencer par la définition géographique du concept, très englobante pour le Japon, plus sectorisée sur son océan éponyme pour l’Inde et sur le Pacifique pour les États-Unis. Cette question des divergences voit l’auteur orienter sa réflexion dans une perspective plus opérationnelle pour s’attacher à la pratique des acteurs, à la définition de leurs priorités stratégiques et des formats et dialogues de coopération qui en découlent. D’où un examen détaillé du nouveau format constitué par le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad). Le dernier chapitre aborde l’imaginaire géopolitique entourant l’idée d’un « Indo-Pacifique libre et ouvert » et ses déclinaisons normatives tant dans les domaines maritimes qu’économiques. Enfin, l’ouvrage s’achève par une réflexion, dont on regrettera la brièveté, sur le rôle de la France et de l’UE dans la région.
L’ouvrage The Indo-Pacific Theatre, dirigé par Srabani Roy Choudhury, professeur en études japonaises au Centre pour les études d’Asie de l’Est de l’université Jawaharlal-Nehru, fait largement écho aux analyses développées par le livre de sa consœur française. Sur la forme, le propos y est plus fourni car l’ouvrage s’appuie sur les contributions de quatorze chercheurs, mais le plan en quatre parties adopté restitue les thématiques abordées dans le travail d’Isabelle Saint-Mézard, avec un même effort de contextualisation. On y lira avec intérêt une analyse détaillée du cadre de sécurité de l’Indo-Pacifique, une réflexion sur les relations sino-américaines, l’examen de stratégies régionales dont celles de l’ASEAN et de l’UE, pour terminer sur un tableau exhaustif des initiatives économiques structurant la région indopacifique.
Les deux publications s’accordent sur la genèse de l’Indo-Pacifique, c’est-à-dire le rôle actif du Japon de Shinzo Abe et l’endossement de la notion d’Indo-Pacifique libre et ouvert (Free and Open Indo-Pacific) par les États « fondateurs », pour reprendre la typologie définie par Isabelle Saint-Mézard. Toutefois, on observera que les travaux dirigés par Srabani Roy Choudhury accordent une place décisive à la « sécuritisation » du concept d’Indo-Pacifique, à travers notamment l’examen de la place du Quad et de sa capacité à homogénéiser les différentes approches de ses quatre membres originels mais aussi à s’ouvrir à de nouveaux partenaires et à des problématiques para-sécuritaires. De plus, ces travaux apportent une réflexion complémentaire très utile sur la réception du concept d’Indo-Pacifique par la Chine, problématique peu développée dans l’ouvrage d’Isabelle Saint-Mézard.
Le débat sur le Quad constitue l’une des parties les plus intéressantes du livre The Indo-Pacific Theatre. En effet, le format servant de cadre pratique à la mise en œuvre du concept d’Indo-Pacifique, son avenir et sa capacité à s’élargir apparaît essentiel pour la crédibilité des stratégies en cause. D’ailleurs, les divergences observées entre ses membres sur le futur du Quad renvoient assez clairement aux différences de visions sur ce que représente l’Indo-Pacifique. Par exemple, pour le chercheur japonais Kei Koga, fidèle à la ligne inclusive du Japon, l’institutionnalisation progressive du mécanisme, tout comme son élargissement, pourraient le placer en concurrence directe avec l’ASEAN et miner la légitimité de l’organisation régionale, ce qui n’est pas souhaitable pour Tokyo. Peter Harris, en décrivant l’ambition américaine de faire du Quad une communauté de sécurité indopacifique construite pour résister à la Chine, renvoie à la vision idéologique de l’Indo-Pacifique défendue par les États-Unis. Il est toutefois également conscient que la constitution, au demeurant non garantie, d’un « Quad plus » serait perçue comme la création d’un bloc rival par l’ASEAN. La position australienne verrait plutôt le Quad comme un mécanisme para-sécuritaire, susceptible de renforcer la coopération militaire entre ses membres mais aussi de répondre à des besoins régionaux plus vastes. Il s’agit de renforcer l’attractivité du Quad face aux offres chinoises en dispensant des biens communs. La constitution de l’AUKUS en 2021 tendrait d’ailleurs à renforcer le Quad dans son rôle de pourvoyeur de services publics, ce qui ne peut que conforter une Inde peu encline à endosser une posture trop alignée au sein d’un mécanisme ouvertement anti-chinois.
Différents sur la forme mais complémentaires sur le fond, l’ouvrage d’Isabelle Saint-Mézard et celui dirigé par Srabani Roy Choudhury rassemblent des réflexions éclairantes sur l’émergence du concept d’Indo-Pacifique et les divergences existantes dans les représentations, visions ou stratégies des États et des organisations régionales, de plus en plus nombreux, qui s’y réfèrent. Tous deux s’accordent à souligner l’importance stratégique de cette méga-région, qui s’affirme de plus en plus comme théâtre d’une compétition de puissance tournant au rapport de force, notamment entre la Chine et les États-Unis. Isabelle Saint-Mézard mobilise avec sagacité et l’élégance de style qui la caractérise les outils de la géopolitique lacostienne en s’attachant à identifier les intérêts stratégiques des principaux acteurs. D’où l’importance et le nombre de cartes illustrant son propos. Une démarche que l’on retrouve dans l’ouvrage dirigé par la professeure Roy Choudhury, marqué par une approche géopolitique critique. Richement documentées, dotées d’un corps de notes, de références bibliographiques et de nombreuses illustrations, ces publications constituent des ressources précieuses pour une très large audience. Étudiants, chercheurs, diplomates, militaires, public intéressé par l’évolution des relations internationales asiatiques, nombreux sont ceux qui y trouveront des éléments d’analyse critique leur permettant de mieux appréhender la nature du débat et des enjeux qui caractérisent ce nouveau théâtre géopolitique.
Marianne Péron-Doise
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