Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2023 de Politique étrangère (n° 1/2023). Frédéric Charillon propose une analyse de l’ouvrage de Maxime Audinet, Russia Today (RT), un média d’influence au service de l’État russe (Éditions de l’INA, 2022, 188 pages).
En février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine, les sanctions occidentales s’abattaient sur Moscou et les médias russes comme RT (anciennement Russia Today) ou Sputnik étaient interdits d’antenne. Vladimir Poutine, après avoir patiemment forgé pendant plus de deux décennies un instrument d’influence peu recommandable mais efficace (médias, réseaux reconstitués en Europe centrale ou balkanique, diplomatie proche-orientale, présence paramilitaire en Afrique…), semblait soudain jouer l’ensemble de cette mise sur le coup de poker ukrainien.
Pourtant, RT existe toujours et son discours connaît un beau succès dans les pays du Sud, supplantant même en audience CNN en espagnol dans plusieurs pays d’Amérique latine. Quelques personnes en France, qui n’ont rien d’ultras à la solde de Moscou, confessent regretter l’arrêt de la chaîne. Une chaîne qui avait fait irruption dans le monde feutré de la diplomatie lorsqu’à Versailles en mai 2017, répondant à une question de sa présidente Xenia Fedorova, Emmanuel Macron, fraîchement élu, avait asséné aux côtés de Vladimir Poutine lors d’une conférence de presse conjointe : « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes. Russia Today et Sputnik ont été des organes d’influence qui ont répandu des contrevérités infamantes sur ma personne et ma campagne […] et j’ai considéré qu’ils n’avaient pas leur place, je vous le confirme, à mon quartier général. »
C’est à la sociologie de ce média russe bien particulier que s’attache Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM. Ses origines, sa création et ses recettes gagnantes : un décalage assumé par rapport aux médias mainstream ; un relativisme permanent qui présente toute vérité comme celle d’un camp (notamment celui d’un Occident arrogant) et non comme une réalité objective ; un ton délibérément empreint de satire et d’ironie, pour le plus grand bonheur d’un public jeune ou amer. Le sérieux et le vrai y deviennent suspects, tandis que la contestation et la démonstration des failles des sociétés démocratiques y triomphent sur fond d’éloge du souverainisme, voire du nationalisme. L’histoire de la chaîne, ses ramifications internationales et de nombreux chiffres nous sont fournis ici, ainsi qu’une analyse de ses invités et animateurs, russes ou pas, « alignés » (sur Moscou), « militants » et autres.
Cette ethnographie d’un sharp power (cette puissance acérée qui remue le couteau dans les plaies démocratiques, des gilets jaunes aux migrations en passant par les grèves ou les « antivax ») vient à point pour alimenter une réflexion sur les instruments d’influence contemporains. À travers les réflexions qui nous sont présentées, se dessinent d’autres interrogations pour prolonger le travail déjà accompli. L’une concerne le public de ces chaînes : qui est-il, que cherche-t‑il à entendre ? L’autre, liée à la première, porte sur les raisons du succès de ces médias. Si leur contenu ne saurait être répliqué par des démocraties libérales, la rapidité avec laquelle ils se sont imposés dans le paysage et la constance avec laquelle ils apparaissent dans les résultats des requêtes sur internet doivent être analysées par les États, comme la France, toujours en quête d’une « CNN à la française » ou d’un audiovisuel extérieur efficace. Un bel agenda de recherche en perspective.
Frédéric Charillon
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