Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Frédéric Charillon propose une analyse croisée des ouvrages de Delphine Allès, Sonia Le Gouriellec et Mélissa Levaillant (dir.), Paix et sécurité. Une anthologie décentrée (CNRS Éditions, 2023, 330 pages) et de Michel Duclos (dir.), Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde (Éditions de l’Observatoire, 2023, 336 pages).

La guerre d’Ukraine a amené l’Occident (notion complexe, que nous appliquerons pour l’heure à l’Amérique du Nord, à l’Europe et à leurs alliés australien et néo-zélandais) à écouter les pays du Sud. On a compris, en observant les réactions de Pretoria, New Dehli, Brasilia, Alger ou même d’Abou Dhabi, que ce qui était perçu ici comme un conflit central, demandant à l’ensemble de la planète une mobilisation toutes affaires cessantes, était ailleurs considéré comme une guerre d’Européens dont on souhaitait surtout limiter les conséquences déstabilisantes.

Provincialisme du Sud, où chacun ne s’intéresse qu’à son environnement stratégique immédiat, comme on a pu le lire parfois ? Ou ethnocentrisme d’un Nord qui exige de tous des sanctions exceptionnelles contre Moscou après l’invasion de l’Ukraine, mais perçoit les longs conflits africains ou asiatiques comme une sorte de routine ? Peut‑on à la fois demander aux pays du Sud de soutenir Kiev et, à propos de la mer de Chine du Sud, estimer que l’Europe doit éviter d’être « prise dans des conflits qui ne sont pas les nôtres » (Emmanuel Macron, retour de Pékin, en avril 2023) ?

Ce débat, en réalité, n’est pas nouveau. Les processus de décolonisation, puis les discussions sur la théorie marxiste de la dépendance (F. H. Cardoso et E. Faletto, Dependency and Development in Latin America, Oakland, University of California Press, 1979), la question palestinienne, les attentats du 11 septembre 2001 et la guerre américaine contre la « terreur », les négociations commerciales ou environnementales des dernières décennies, la question de la distribution des vaccins pendant la crise du Covid-19, pour ne citer que ces épisodes, ont montré l’existence d’un fossé entre, d’une part, les pays les plus riches du Nord et, d’autre part, le Sud dit « global ». Un fossé entre des intérêts, mais aussi des perceptions.

Les deux ouvrages évoqués ici reviennent sur ces différences pour nous faire entendre les voix du Sud, jugées insuffisamment prises en compte. L’un, dirigé par Michel Duclos, se consacre à l’actualité immédiate et recueille l’analyse de 22 experts sur la crise ukrainienne : universitaires indien, chinois, iranien ou nigérian, homme d’affaires malaisien, politologue russe, mais aussi experte américaine trumpiste ou ancien conseiller européen…

L’autre nous fait redécouvrir, à travers des textes fondateurs, les approches de la paix et de la sécurité telles que vues par l’analyse – ou la philosophie – des « non-Occidentaux ». L’ouvrage dirigé par Delphine Allès, Sonia Le Gouriellec et Mélissa Levaillant compte également plus d’une vingtaine de co-auteurs.

Le premier nous permet de comprendre que notre présentation des faits internationaux n’est pas la « seule au monde », pour reprendre un titre de Bertrand Badie (Nous ne sommes plus seuls au monde, Paris, La Découverte, 2016). Le second étoffe singulièrement notre boîte à outils théorique et analytique, pour lui adjoindre d’étranges instruments dont on se demande pourquoi ils n’avaient pas davantage retenu notre attention : l’édit de Cyrus qui traite de l’universel et de la diversité, l’Arthashâstra de Kautilya sur l’accroissement de la puissance par la guerre et la paix, un traité de gouvernement rédigé en persan au XIe siècle de notre ère, la diplomatie de défense à Madagascar, la recomposition des alliances en Afrique, le pacifisme confucéen… Autant de démonstrations qui nous rappellent que, hors Clausewitz, il n’y a pas que Sun Tzu dans la vie.

L’apport de ces redécouvertes de la pensée ou de l’avis de l’Autre est important. Nous y entendons les pronostics sur l’avènement d’un monde post-occidental souhaité par beaucoup, les critiques d’un occidentalo-centrisme vu comme le prolongement de la pensée coloniale, le poids des griefs, le sentiment que l’Occident veut éliminer ses concurrents et que cette stratégie lui sera de plus en plus coûteuse, les accusations d’hégémonie ou d’égoïsme, la volonté de neutralité (comme en Inde) ou le sentiment anti-libéral… On intercepte ici avec bonheur des philosophies qui nous paraissaient hier lointaines, mais qui ont tant à dire sur les problèmes actuels de gouvernance, de paix, de guerre, de sécurité.

Sans qu’on soit pour autant obligé de souscrire à tout. Certaines sagesses anciennes, séduisantes dans les textes, ne se retrouvent guère dans les pratiques brutales de régimes autoritaires au Sud. Certains procès en hégémonie ou en intolérance contre l’Occident pourraient largement s’appliquer à d’autres, de Pékin à Moscou. Faut‑il encore raisonner en termes de décentrage, registre militant (au même titre que le décolonial) qui mine d’emblée la perspective de dialogue que l’on affirme espérer ? La redécouverte de l’Autre doit‑elle nécessairement s’accompagner de la condamnation des uns ? Ces ouvrages ont le mérite d’ouvrir la réflexion, et de renouveler singulièrement l’atmosphère de l’analyse en matière de relations internationales.

Frédéric Charillon

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