Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Isabelle Facon propose une analyse de l’ouvrage de Dimitri Minic, Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, 632 pages).

Ce riche ouvrage, issu d’un travail de doctorat, repose sur une analyse approfondie et structurée de la littérature militaire russe des trois dernières décennies. Sa thèse centrale est celle d’un « contournement de la lutte armée » pour la réalisation des objectifs politiques. La pensée militaire russe privilégierait « l’évitement de la lutte armée interétatique » et accorderait un rôle central aux actions indirectes (militaires et non militaires) ainsi qu’aux mesures asymétriques (dans ou hors de la lutte armée), où les éléments informationnels et psychologiques occupent une place importante. Au terme d’une maturation dont l’auteur expose les étapes, le concept de guerre (dont les théoriciens militaires russes ont longtemps eu une vision « exclusivement armée ») s’est trouvé modifié par une ouverture aux « luttes non militaires ». Si la lutte armée est évidemment toujours prise en compte, elle doit être « brève et décisive ». Le concept de dissuasion stratégique, dont les définitions ont fluctué au fil du temps, incarne en soi cette évolution conceptuelle, qui marque a priori la victoire des « révisionnistes » sur les « traditionalistes ».

Cette thèse est stimulante en ce qu’elle apparaît contre-intuitive – la Russie n’ayant pas manqué de mobiliser les outils militaires ces dernières décennies, y compris dans des engagements directs. D’ailleurs, comme le note l’auteur, « la théorisation du contournement de la lutte armée n’a pas produit de modèle clair qui serait institutionnalisé, mais a plutôt imprégné la pensée et les doctrines stratégiques russes », et il s’agit davantage d’un « tropisme » que d’une doctrine. L’analyse des écrits des théoriciens militaires russes a par ailleurs sa part d’aléatoire, tous n’ayant pas la même portée. Elle permet néanmoins de discerner inflexions et postulats nouveaux, en dépit de l’influence persistante des cadres de pensée liés à l’idéologie marxiste-léniniste.

L’auteur évoque les facteurs de cette évolution tendancielle : désidéologisation de certains concepts après la guerre froide, observation des conflits contemporains et analyse des modalités d’action présumées des pays occidentaux – à commencer par la guerre froide, interprétée comme une vaste stratégie indirecte contre l’URSS ayant permis le contournement de la lutte armée, une grille de lecture appliquée aux printemps arabes et aux révolutions de couleur. Il est d’ailleurs parfois délicat de distinguer, dans la littérature militaire russe, ce qui reflète l’analyse que font les Russes des intentions, nécessairement hostiles, des Occidentaux, et ce qui désigne leur vision propre de la guerre. Sont également évoquées, de façon moins développée, les changements technologiques et la conscience des limites des moyens de la Russie.

L’auteur conclut que la thèse du contournement n’est pas démentie par la guerre en Ukraine, affrontement militaire de haute intensité et de longue durée. Pour lui, l’échec russe doit beaucoup à la grille de lecture du monde déformée, éloignée des réalités, que partagent les élites politiques et militaires russes. L’exposé fin des mesures non militaires étudiées par les militaires russes est en tout cas d’autant plus intéressant que, face à l’érosion relative de ses capacités militaires, la Russie en fera sans doute demain un usage encore plus vigoureux pour atteindre ses adversaires.

Isabelle Facon

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